Cyclades (réseau) — Wikipédia

Topologie prévue pour Cyclades en janvier 1973[1]

Cyclades est un réseau d'ordinateurs français, concurrent et partenaire du réseau américain Arpanet, qui a été le premier à utiliser les datagrammes. Lancé en 1972 sous la direction de Louis Pouzin[2], le réseau est abandonné en 1978 après l'ouverture du réseau public à commutation de paquets Transpac.

En lien avec le réseau américain Arpanet et le réseau britannique du NPL, ainsi que les concepts développés au sein du réseau Cyclades ont influencé les travaux de développement de l'Internet en inspirant sa suite de protocoles.

Genèse[modifier | modifier le code]

En 1970, après la visite d'une délégation française chez BBN aux États-Unis, le projet ARPANET est connu en France. La notion de réseau informatique partagé est remise sur la table, alors que les seuls réseaux existant jusqu'alors étaient des réseaux dédiés (agence Havas, agence AFP, groupe Drouot) privés et onéreux, à cause du prix de location de lignes à temps plein, au lieu d'être partagées (en débit comme en coût) entre les acteurs.

Le projet Cyclades s'explique aussi par l'engouement de spécialistes pour les premières bases de données[3], en particulier dans le domaine universitaire, financier et administratif, mais aussi dans la production nucléaire qui nécessite une surveillance en temps réel du réseau électrique. Alors que l'inertie amène leur cloisonnement, quelques pionniers déploient leurs efforts pour les rendre accessibles à l'extérieur[3].

À l'époque, de nombreuses administrations françaises, mais aussi des grandes entreprises comme EDF, qui investit dans les centrales nucléaires, ont besoin de recourir à leurs propres bases de données[réf. souhaitée]. Les universités coopèrent au projet par le biais de contrats de recherche et la délégation générale à l'informatique, menée par Maurice Allègre, souhaite les interconnecter via un réseau de données[4],[5]. Son autre objectif est de contrer la toute-puissance d'IBM[6].

Chargé du projet par la Délégation à l'informatique, Louis Pouzin réunit une petite équipe, qui démarre en 1972 avec six personnes environ[7], et choisit des collaborateurs à l’extérieur de l’IRIA comme Jean-Louis Grangé, Hubert Zimmermann, Jean-Pierre Touchard, Michel Elie, Jean Le Bihan et Gérard Le Lann, qui se rendra chez ARPANET en 1973. Louis Pouzin s'installe à Rocquencourt, dans un bâtiment de l'IRIA, qui a des locaux disponibles et ne possède aucun projet de réseau[8].

Pour la Délégation à l'informatique, l'une des retombées attendues du projet est commerciale : son succès devrait permettre à l'IRIA de promouvoir le Mitra 15 et la télécommunication sur les Iris 50 et Iris 80[6], ainsi que leur conception d'une informatique distribuée [9].

Les échanges avec Arpanet[modifier | modifier le code]

Les échanges nombreux entre Cyclades et ARPANET sont facilités par la présence de Français dans l'équipe de début d'ARPANET. L'équipe Cyclades entretient des contacts réguliers avec celle qui travaille à Arpanet, notamment avec Vinton Cerf et Bob Kahn [10].

Au printemps 1972, Louis Pouzin, en tournée aux États-Unis, constate quelques « aspects insuffisamment pratiques d'Arpanet », ce qui amène Cyclades à introduire des fonctions supplémentaires et à en simplifier d'autres. « Les travaux de Pouzin nous ont beaucoup apporté, explique Vinton Cerf. Nous avons utilisé son système de contrôle de flux pour le protocole TCP/IP. C'était motivant de parler avec lui. »[11]. L'un des membres de l'équipe, Gérard Le Lann, rejoint Vinton Cerf à Stanford dès 1973, pour travailler sur le protocole TCP, qui voit le jour la même année[10].

Début 1974 sont mises en place des communications réseaux entre Cyclades, le réseau du National Physical Laboratory et le réseau Arpa[12], dont un nœud est en cours d’installation à l’University College of London. Des coopérations sont également montées avec l'Institut polytechnique de Milan, l'Université de Waterloo (Canada), Datel (organisme mixte PTT allemands-constructeurs d'ordinateurs). La coopération de Cyclades avec l’étranger se fait également par l’intermédiaire des centres participants, comme la collaboration entre l’Ensimag (Institut polytechnique de Grenoble) et le Canada[12], où le réseau Dataroute a eu du succès et où un projet de réseau entre universités a été confié à Terry Shepard et Doug Parkhill[13].

Deux projets concurrents[modifier | modifier le code]

En 1971, la DGT travaille sur un banc d'essai de réseau public à commutation de paquets, le projet RCP du CNET[14].

Avec Cyclades qui est lancé peu après, le CNET et l'IRIA sont désormais deux, en 1972, à travailler à des réseaux utilisant la commutation de paquets. Un accord est alors signé, le 29 juin 1972, entre la Délégation générale à l'informatique (DI) et la DGT[15]. Il prévoit que la DI confie a CNET « la responsabilité de l'étude et de la réalisation du Sous-Système constitué par le réseau des ordinateurs de liaison et des voies de télécommunications qu'il comporte ». L'IRIA, qui doit pour cela définir ses besoins « avant le 1er octobre 1972 », a toutefois préféré s'en dispenser et ne pas faire confiance au CNET. Les deux acteurs poursuivent alors chacun leur projet en parallèle, en employant des techniques différentes[6].

Modélisation du réseau Cyclades et de son sous-réseau Cigal

Cyclades avait fait, pour son sous-réseau de transmission « Cigale », le choix technique de transmettre ses paquets indépendamment les uns des autres, sans établissement de connexions connues du réseau[16] (mode baptisé plus tard datagrammes). Le réseau n'imposant pas de contrôle de flux aux sources de données, il est accepté que des destructions de paquets dans le réseau puissent être inévitables, et même systématiques si certaines sources de paquets sont trop rapides pour les destinations qu'elles visent : le service est dit best effort. La participation active des ordinateurs utilisateurs au fonctionnement de la communication a pour contrepartie une simplification du réseau si les conditions suivantes sont respectées : pas de garantie de qualité de service ; pas de support aux terminaux « non intelligents », c'est-à-dire en mode caractères (télétypes, VT100, Minitels etc., qui, dans les années 1975-80, étaient prédominants).

Pour RCP et le futur Transpac, le choix fait avait été de pouvoir garantir la qualité de service. Pour cela, le réseau doit exercer un contrôle de flux sur les sources, et donc avoir connaissance des connexions existantes entre les sites utilisateurs. En l'absence de panne (qui sera signalée aux correspondants concernés) tout paquet soumis au réseau est livré à son destinataire [17] (c'est le mode circuits virtuels). Pour que la réalisation interne de RCP puis de Transpac soit simplifiée au maximum, le chemin suivi par les paquets d'une connexion est fixé pour toute la durée de celle-ci, mais des connexions simultanées ayant le même nœud de départ et le même d'arrivée peuvent emprunter des chemins différents si cela est utile pour répartir la charge entre eux.

Le mode circuits virtuels sera celui du standard X.25 du CCITT, adopté pour les réseaux publics de transmission de données à partir de 1976, en particulier pour Transpac en France. Le mode datagrammes sera celui d'Internet, dont l'ouverture au public et la commercialisation par des opérateurs multiples commencera en 1991[18]. Son standard TCP/IP prendra alors progressivement le dessus sur celui du CCITT, et Transpac sera fermé en 2012.

Dénominations successives[modifier | modifier le code]

Au début, Louis Pouzin a appelé le réseau Mitranet, en référence à l'ordinateur Mitra 15 autour duquel il est construit[6], développé par Alice Recoque au sein de l'IRIA[19], mais quelqu’un au ministère des Finances a dit : « Ce n’est pas possible, Mitranet ce n’est pas un nom français » [réf. nécessaire]. Du coup, Louis Pouzin l’a appelé "Cigale" car, lors de la démonstration effectuée fin 1973, « à tout le ban et l’arrière-ban, les ministres et cetera, on avait mis un haut-parleur sur la ligne, et quand il passait un paquet, ça faisait « creuh creuh »[20].

Extinction du réseau Cyclades[modifier | modifier le code]

La première démonstration de Cyclades a lieu en 1972[21]. Le réseau est opérationnel en 1974, avec la participation et la coopération du CNET[22], qui a pourtant un parc de matériel différent, mais dès 1975 des choix politiques s'y opposent[23].

Louis Pouzin parvient à faire admettre l'idée de développer un réseau de paquets indépendant des PTT « sans qu'il en résulte des mesures de rétorsion notables de la part du CNET ». Mais l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à la présidence de la République entraîne « une révision de la politique informatique », car au « cœur du problème » se trouve la « concurrence entre les deux grands groupes industriels de l'électronique, la CGE et Thomson CSF »[24].

Le financement du projet, pourtant modeste[réf. nécessaire], est définitivement arrêté en 1978, au motif qu'il entre en concurrence avec Transpac. Le réseau Minitel passe par ce dernier, avec pour ses utilisateurs un coût plus élevé et le rationnement de l'accès aux données[réf. nécessaire].

Cyclades avait pourtant été renforcée dès le début par la DSA de CII-Honeywell-Bull[9], architecture ouverte, conçue pour l'informatique distribuée en mettant en avant les mini-ordinateurs Mitra 15 puis Mini 6, face aux deux grandes architectures rivales, Decnet, de DEC, et SNA d'IBM, d'architectures propriétaires et centralisées. Le réseau Transpac a rendu la vie difficile à l'architecture DSA sur son propre territoire d'origine, la France[9].

Une argumentation inattendue[modifier | modifier le code]

Il est en revanche surprenant de constater que dans les rapports remis à Hugues de l'Estoile et François Polge de Combret figuraient des indications présentant le fait que les paquets Cyclades arrivent en ordre quelconque (ce qui était parfaitement prévu) comme un « vice de conception » du système. Ceux de Transpac arrivant par construction même dans l'ordre de leur émission, ce système fut préféré. S'il est exact que cela permit de simplifier les points d'accès au réseau (points d'assemblage et désassemblage PAD', ou points d'accès vidéotex PAVi) en les dotant de moins de mémoire — très onéreuse à l'époque — le taux d'utilisation des lignes ne s'en trouvait en revanche pas amélioré, amenant à dépenser en cuivre ce qu'on économisait en silicium[réf. nécessaire]. L'évolution des coûts respectifs de chacun de ces deux ingrédients révèlera après coup ce choix malheureux sur le moyen terme[réf. nécessaire].

Le choix à la lumière de la décennie 2000[modifier | modifier le code]

En 2004, avec les baisses des coûts de lignes dues à la fibre optique — bien plus rapides (-80 % par an sur 1995-2005) que celle des composants silicium (-40 % par an) —, les avis sont en revanche partagés[réf. nécessaire]. Le taux d'erreurs sur ligne ayant diminué de trois ordres de grandeur, les contrôles permanents d'X.25 ne sont plus justifiés et ne subsistent en compétition que commutation par paquets et relais de trames simple[réf. nécessaire].

L'infrastructure de Transpac a par ailleurs changé depuis cette époque, ce dernier réseau utilisant en interne du relais de trames demandant bien moins de contrôles intermédiaires (car la fiabilité des lignes a elle aussi nettement augmenté) et n'ayant conservé le X.25 que pour ses interfaces chez ses clients[réf. nécessaire].

Protagonistes[modifier | modifier le code]

Cyclades est un projet pilote de l'IRIA (ancêtre de l'INRIA), conçu et dirigé par Louis Pouzin. Ce projet a mis en œuvre plusieurs techniques reprises peu après par Internet.

Les décideurs et préparateurs de son remplacement par Transpac ont été, outre Hugues de l'Estoile et François Polge de Combret, Jean-Claude Pelissolo et Michel d'Ornano[réf. nécessaire].

Arts et littérature[modifier | modifier le code]

Selon Raphaëlle Leyris, le roman Comédies françaises publié en 2020 par Éric Reinhardt raconte comment Ambroise Roux, patron de la Compagnie générale d'électricité (CGE) à l'époque du début des surfacturations aux PTT puis à France Télécom, aurait "obtenu de l'État l'arrêt du financement des recherches de Louis Pouzin, pionnier français de l'internet"[25], ainsi que l'abandon du Plan Calcul et d'Unidata, consortium informatique européen, sur lesquels étaient organisés les projets industriels de Cyclades[25], réseau dirigé par de Louis Pouzin, qui risquait de concurrencer la CGE à moyen terme sur le marché des télécoms[25], avec un trafic routé par voie informatique plutôt que par les commutateurs à forte marge bénéficiaire vendus par la Compagnie générale d'électricité (CGE) aux PTT [25],[26].

Le réseau Cyclades vu par Le Monde en janvier 1973[modifier | modifier le code]

Environ un an avant l'inauguration officielle de Cyclades, Le Monde décrit ses spécificités à l'occasion d'un long article très documenté de , en soulignant l'intérêt de consulter à distance les bases de données d'entreprises différentes sur des ordinateurs de différents constructeurs[27].

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Louis Pouzin, « PRESENTATION AND MAJOR DESIGN ASPECTS OF THE CYCLADES COMPUTER NETWORK », ACM,
  2. « Cyclades : la France a failli inventer Internet », sur Radio France, (consulté le )
  3. a et b "How the Web was Born: The Story of the World Wide Web", par James Gillies, R. Cailliau, page 36 [1]
  4. « Les Français qui n’ont pas inventé Internet, le rendez-vous manqué de l'Histoire de l'informatique », sur France 3 Bourgogne-Franche-Comté (consulté le )
  5. « Entre Stanford et Cyclades, une vision transatlantique de la création d'Internet | Inria », sur www.inria.fr (consulté le )
  6. a b c et d Schafer Valérie, « Circuits virtuels et datagrammes : une concurrence à plusieurs échelles », Histoire, économie & société, vol. 2007/2 (26e année),‎ , p. 29-48 (DOI 10.3917/hes.072.0029, lire en ligne)
  7. Le Réseau Cyclades et Internet : quelles opportunités pour la France des années 1970 ?, par Valérie Schafer. Professeur agrégée, doctorante à l'Université de Paris IV-Sorbonne, Comité d'histoire du Ministère des Finances, Séminaire Haute Technologie du 14 mars 2007, page 2 [2]
  8. Le Réseau Cyclades et Internet : quelles opportunités pour la France des années 1970 ?, par Valérie Schafer. Professeur agrégée, doctorante à l'Université de Paris IV-Sorbonne, Comité d'histoire du Ministère des Finances, Séminaire Haute Technologie du 14 mars 2007, page 3 [3]
  9. a b et c Principaux systèmes d'architecture de systèmes distribués, exemple de mise en œuvre dans les produits d'un constructeur, par Jean-Yves Mercury, direction des petits systèmes, réseaux et terminaux à la CII, et Laurent Thiéry, direction centrale de la politique produits de la CII, dans Systèmes d'informatique d'octobre 1978.
  10. a et b "Dans les coulisses de l'internet: RENATER, 20 ans de Technologie, d'Enseignement et de Recherche", par Valérie Schafer et Bernard Tuy, Éditions Armand Colin, 6 févr. 2013, page 1969 [4]
  11. Et la France ne créa pas l'Internet, par Laurent Mauriac et Emmanuèle Peyret, dans Libération du 27 mars 1998 [5]
  12. a et b Thèse de Valérie Schaffer
  13. “Un réseau d'un océan à l'autre”, récits et réalisations de ceux qui ont contribué à l'essor d'Internet au Canada,
  14. RCP : le Réseau expérimental à Commutation par Paquets des PTT (AFCET 1973)[6]
  15. Accord entre le Délégué à l'Informatique et le Directeur Général des Télécommunications - 29 juin 1972 [7]
  16. J.L. Grangé et L. Pouzin, Cigale, la machine de commutation de paquets du réseau Cyclades, AFCET,
  17. (en) Rémi Després, « A Packet Switching Network with Graceful Saturated Operation », (consulté le )
  18. (en) Janet Abbate, Inventing the Internet, MIT Press, , page 198
  19. Musée virtuel de l’informatique, « Les collections d’Aconit : Mini-ordinateurs français », sur aconit.inria.fr
  20. "Du datagramme à la gouvernance de l’Internet" Entretien avec Louis Pouzin par Claudia Marinica et Marc Shapiro, dans le Bulletin de la société informatique de France – numéro du 6 juillet 2015, page 18 [8]
  21. Louis Pouzin, Le Projet Cyclades (1972-1977) (lire en ligne)
  22. "Cyclades, comment perdre un marché", dans La Recherche [9]
  23. "Histoire d'un pionnier de l'informatique: 40 ans de recherche à l'Inria", par Alain Beltran et Pascal Griset [10]
  24. Entretien avec Lousi Pouzin dans la Revue de l'électricité et de l'électronique" [11]
  25. a b c et d Raphaëlle Leyris, « « Comédies françaises », d’Eric Reinhardt : sur les traces du fiasco de l’Internet français », sur lemonde.fr, (consulté le )
  26. Damien Leloup, « La France aurait-elle vraiment pu inventer Internet ? », Le Monde,‎ (lire en ligne).
  27. Martine Leventer, « Une nouvelle étape de l'informatique », Le Monde,‎ (lire en ligne)

Lien interne[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]