Expérience de pensée — Wikipédia

Les îles flottantes des Uros, sur le Lac Titicaca, sont une illustration de l'expérience de pensée du bateau de Thésée : le jonc y est constamment remplacé. Est-ce toujours la même île une fois que tout le jonc originel est renouvelé ?

Une expérience de pensée, expérience par la pensée, expérience mentale ou expérience en imagination, est une méthode qui permet de résoudre un problème en utilisant la seule puissance de l'imagination humaine. Une expérience par la pensée peut être utilisée parce que les conditions de l'expérimentation ne sont pas réalisables ou pas souhaitables.

Concept[modifier | modifier le code]

Terminologie[modifier | modifier le code]

L'expression d'expérience de pensée est la traduction de l'anglais thought experiment. Cela se dit, en allemand, Gedankenexperiment. Pierre Bourdieu, dans Sur l'État, traduit le terme de l'allemand par « expérience mentale »[1].

D'autres expressions sont toutefois employées, le syntagme d'« expérience de pensée » étant remis en question par certains penseurs. Jean-François Chassay souligne que beaucoup considèrent que l'expression n'est pas adéquate et que celle d'« expérience en imagination » est plus appropriée[2]. Françoise Balibar d'une part, Armand Cuvillier et Paul Labérenne d'autre part, préfèrent « expérience par la pensée »[3].

Définition[modifier | modifier le code]

L'expérience par la pensée est une méthode utilisée en philosophie et en science afin de résoudre, par la puissance de l'entendement et de la capacité à se figurer des images, des problèmes. On a d'autant plus recours à cette modalité d'enquête scientifique qu'il est pratiquement ou moralement impossible de conduire une expérience. Ainsi d'une chute dans le vide, comme suggéré par Galilée[4].

Cette méthode est d'autant plus nécessaire dans certains cas de figure que le réel ne peut être entièrement appréhendé par le scientifique. Le philosophe des sciences Alexandre Koyré estime en 1960 que, étant donné qu'« entre la donnée empirique et l'objet théorique, il reste, et il restera toujours, une distance impossible à franchir », l'expérience par la pensée est parfois nécessaire : « C'est là que l'imagination entre en scène. Allègrement, elle supprime l'écart. Elle ne s'embarrasse pas de limitations que nous impose le réel »[4].

Ainsi, l'utilisation en philosophie des expériences par la pensée fait partie de la méthode qui est celle de la philosophie analytique. La démarche générale qui préside aux expériences par la pensée se formule par la question : « que se passerait-il si... ? ». De nombreuses expériences par la pensée concernent les paradoxes de notre connaissance ; elles s'appliquent à des situations réelles, possibles physiquement (d'après ce que nous comprenons des lois de la nature), ou possibles dans le temps (i.e. possibles tant que nous n'en savons pas plus sur les lois de la nature) ou possibles logiquement.

Histoire[modifier | modifier le code]

Chez les sceptiques[modifier | modifier le code]

Les sceptiques grecs utilisaient abondamment des expériences de pensée pour provoquer une réflexion chez leurs interlocuteurs. Aucun mot en grec ancien ne correspond toutefois à l'expression d'expérience de pensée[5]. Il est probable que la notion d'expérience de pensée n'ait pas existé durant l'Antiquité[6].

Chez Platon[modifier | modifier le code]

Platon a popularisé une expérience de pensée sous l'Antiquité, qui est celle de l'anneau de Gygès. Glaucon raconte qu'un homme pauvre a trouvé un jour un anneau qui lui permettait de devenir invisible ; il a utilisé ce pouvoir pour tuer le roi et épouser la reine, devenant roi à son tour. Cette expérience de pensée permet de questionner la raison pour laquelle un être agit de manière juste[5].

Chez Plutarque[modifier | modifier le code]

Plutarque utilise une expérience de pensée dans son ouvrage Vies parallèles, dans le premier livre sur la vie de Thésée. Il s'agit de l'expérience dite du bateau de Thésée. Il appelle son expérience un paradeigma, c'est-à-dire un exemple[5].

Chez Sextus Empiricus[modifier | modifier le code]

Sextus Empiricus publie un ouvrage appelé Contre les physiciens. Il s'attaque à la doctrine épicurienne de l'existence des atomes, et discute de la possibilité du mouvement. Il met alors en œuvre une expérience de pensée sur le mouvement pour montrer que si le mouvement existe, les atomes ne peuvent exister[5]. N'ayant pas de mot pour désigner l'expérience de pensée, il utilise l'expression « ex hupotheseos » ou « para ten hupothesin »[5].

Chez Simplicius[modifier | modifier le code]

La plus vieille expérience de pensée occidentale connue est rapportée par Simplicius, un philosophe néoplatonicien qui s'inspire d'une expérience précédemment proposée par Archytas de Tarente[5]. Simplicius rapporte cette expérience de pensée dans son commentaire de la Physique d'Aristote. Cet ouvrage soutient qu'il existe une bordure à l'univers. L'expérience de pensée proposée par Simplicius est d'imaginer un homme qui se tient à la bordure de l'univers et qui étend sa main, ou un bâton[5].

Chez Galilée[modifier | modifier le code]

Galilée a été parmi les premiers à pratiquer l'expérience par la pensée. Il en fait une des clefs de ses recherches scientifiques dès lors qu'il ne peut tester ses hypothèses[7].

Chez Descartes[modifier | modifier le code]

La méthode est utilisée par de nombreux penseurs, quoique l'expression ne soit pas systématiquement utilisée telle quelle. Ainsi de René Descartes qui, dans les Méditations métaphysiques, évoque le malin génie pour permettre au lecteur de se plonger dans une expérience de pensée[8]. Dans son cours Sur l’État, Pierre Bourdieu souligne la similitude entre l'expérience de pensée de l'anneau de Gygès et le malin génie : « l'anneau de Gygès est à la morale ce que le malin génie est à la théorie de la connaissance »[1].

Chez Orsted[modifier | modifier le code]

L'expression est utilisée de manière complète en 1812 par Hans Christian Ørsted, dans ses Recherches sur l'identité des forces chimiques et électriques[9]. Il écrit : « Voilà donc une expérience faite dans la pensée ; quelqu'incomplète qu'elle soit elle semble du moins nous faire concevoir »[10].

Chez Mach[modifier | modifier le code]

C'est toutefois Ernst Mach, qui, plus tardivement, reprend, augmente et refonde la méthode. Dans son article Über Gedankenexperimente (1897, repris dans La Connaissance et l'erreur) en retrace le développement historique tout en lui fournissant une justification épistémologique[11]. Alors que la méthode était alors associée à la physique, Mach écrit : « l'architecte, le bâtisseur de châteaux en Espagne, le romancier, l'auteur d'utopies sociales et technologiques, expérimentent à partir de pensées »[12].

Principes[modifier | modifier le code]

Une expérience par la pensée est généralement composée de trois étapes :

Il faut bien sûr garder à l'esprit qu'une expérience par la pensée est souvent une illustration, et n'explique alors qu'imparfaitement l'idée dont elle découle. Ce n'est en aucun cas une démonstration.

Postérité et débats[modifier | modifier le code]

L'expérience par la pensée est particulièrement utilisée par John Rawls. Cela lui permet d'imaginer le voile d'ignorance[13]. Son utilisation, et le retentissement de son ouvrage, popularisent l'expression[14].

Exemples d'expériences par la pensée[modifier | modifier le code]

En physique[modifier | modifier le code]

En thermodynamique :

En relativité :

En mécanique quantique :

En philosophie[modifier | modifier le code]

En logique mathématique[modifier | modifier le code]

En informatique[modifier | modifier le code]

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. a et b Pierre Bourdieu, Sur l'État : cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Éd. Points, dl 2015, cop. 2012, 702 p. (ISBN 978-2-7578-4875-3 et 2-7578-4875-5, OCLC 903020064, lire en ligne)
  2. Jean-François Chassay, La monstruosité en face : essai sur les sciences et leurs monstres dans la fiction, Montréal, Québec, les Presses de l'Université de Montréal, (ISBN 978-2-7606-4417-5, 978-2-7606-4418-2 et 2-7606-4417-0, OCLC 1240248943, lire en ligne)
  3. Françoise Balibar, Galilée, Newton lus par Einstein : Espace et relativité, Presses universitaires de France, , 108 p. (ISBN 978-2-13-063975-6, lire en ligne)
  4. a et b Alexandre Koyré, « Le De Motu Gravium de Galilée. De l'expérience imaginaire et de son abus. », Revue d'histoire des sciences, vol. 13, no 3,‎ , p. 197–245 (DOI 10.3406/rhs.1960.3854, lire en ligne, consulté le )
  5. a b c d e f et g Michael T. Stuart, Yiftach J. H. Fehige et James Robert Brown, The Routledge companion to thought experiments, , 709 p. (ISBN 978-1-351-70551-6, 1-351-70551-2 et 978-1-315-17502-7, OCLC 994883108, lire en ligne)
  6. Katerina Ierodiakonou et Mathesis Publications, Inc., « Ancient Thought Experiments: A First Approach », Ancient Philosophy, vol. 25, no 1,‎ , p. 125–140 (ISSN 0740-2007, DOI 10.5840/ancientphil20052518, lire en ligne, consulté le )
  7. Michael T. Stuart, Yiftach J. H. Fehige et James Robert Brown, The Routledge companion to thought experiments, , 709 p. (ISBN 978-1-351-70551-6, 1-351-70551-2 et 978-1-315-17502-7, OCLC 994883108, lire en ligne)
  8. Nicolas,. Grimaldi, L'expérience de la pensée dans la philosophie de Descartes, J. Vrin, impr. 2010 (ISBN 978-2-7116-0334-3 et 2-7116-0334-2, OCLC 690614530, lire en ligne)
  9. Mélanie Frappier, Letitia Meynell et James Robert Brown, Thought experiments in philosophy, science, and the arts, Routledge, , 283 p. (ISBN 978-1-136-28600-1, 1-136-28600-4 et 0-203-11327-6, OCLC 811060138, lire en ligne)
  10. Hans Christian Ørsted, Recherches sur l'identité des forces chimiques et électriques, 1813 (trad. Marcel de Serres)
  11. Ernst Mach, « L'expérimentation mentale », chap. XI de La Connaissance et l'erreur, sur gallica.bnf.fr
  12. Ernst Mach, Knowledge and error : sketches on the psychology of enquiry, D. Reidel Pub. Co, , 444 p. (ISBN 90-277-0281-0, 978-90-277-0281-4 et 90-277-0282-9, OCLC 1637686, lire en ligne)
  13. Danielle Zwarthoed, Comprendre la pauvreté : John Rawls, Amartya Sen, , 100 p. (ISBN 978-2-13-064112-4 et 2-13-064112-1, OCLC 1153567198, lire en ligne)
  14. Patrick Savidan, Dictionnaire des inégalités et de la justice sociale, Paris/53-Mayenne, PUF / Impr. Jouve, , 1727 p. (ISBN 978-2-13-062425-7 et 2-13-062425-1, OCLC 1062376062, lire en ligne)
  15. « Philosophie/Philosophie de l'esprit/Ce que Marie ne savait pas — Wikilivres », sur fr.m.wikibooks.org (consulté le )

Voir aussi[modifier | modifier le code]

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Articles connexes[modifier | modifier le code]

Lien externe[modifier | modifier le code]