Francisco Franco — Wikipédia

Francisco Franco
Illustration.
Francisco Franco en 1964.
Fonctions
Chef de l'État espagnol

(39 ans, 1 mois et 19 jours)
Président du gouvernement Lui-même
Luis Carrero Blanco
Torcuato Fernández-Miranda (intérim)
Carlos Arias Navarro
Prédécesseur Manuel Azaña (Président de la République, indirectement[1])
Successeur Alejandro Rodríguez de Valcárcel
(président du Conseil de régence)
Juan Carlos Ier
(roi d'Espagne)
Président du gouvernement d'Espagne

(35 ans, 4 mois et 9 jours)
Chef de l'État Lui-même
Prédécesseur Francisco Gómez-Jordana Sousa
(président de la Junte technique de l’État en zone soulevée)
José Miaja
(président du Conseil national de Défense en zone républicaine)
Successeur Luis Carrero Blanco
Biographie
Nom de naissance Francisco Paulino Hermenegildo Teódulo
Franco y Bahamonde
Surnom Le « Caudillo »
Date de naissance
Lieu de naissance Ferrol (Espagne)
Date de décès (à 82 ans)
Lieu de décès Madrid (Espagne)
Sépulture Valle de los Caídos (1975-2019)
Cimetière de Mingorrubio (depuis 2019)
Nationalité Espagnole
Fratrie Nicolás Franco
Ramón Franco
Conjoint Carmen Polo
Enfants Carmen Franco y Polo
Religion Catholicisme

Signature de

Francisco Franco
Présidents du gouvernement d'Espagne
Chef de l'État espagnol

Francisco Franco Bahamonde[2] ([fɾanˈθisko ˈfɾaŋko βaaˈmonde][3]), né le à Ferrol (Galice) et mort le à Madrid, est un militaire et homme d'État espagnol, qui instaura en Espagne, puis dirigea pendant près de 40 ans, de 1936 à 1975, un régime dictatorial nommé État espagnol.

Issu d’une famille d’officiers de marine, Franco intégra l’Académie d’infanterie de Tolède puis fut versé en 1912 dans les troupes du Maroc où, en participant à la guerre du Rif, il manifesta des qualités de meneur d’hommes et de tacticien et forma les unités de la Légion espagnole nouvellement créée. Promu général de brigade à l’âge de 34 ans, au lendemain du débarquement d'Al Hoceima, il fut affecté ensuite à Madrid puis nommé directeur de la nouvelle Académie militaire de Saragosse. Après la proclamation de la république en 1931, il fut nommé chef d’état-major en 1933 et à ce titre dirigea la répression de la révolution asturienne de 1934.

Le 17 juillet 1936, Franco, relégué aux îles Canaries par le gouvernement du Front populaire, se rallia à la dernière minute, à la suite du meurtre de José Calvo Sotelo, à la conspiration militaire en vue de réaliser un coup d’État. Celui-ci, qui eut lieu le , échoua mais marqua le début de la guerre civile espagnole. À la tête des troupes d’élite marocaines, le général Franco réussit à briser le blocus républicain du détroit de Gibraltar et avec l’aide allemande et italienne, débarqua en Andalousie, d’où allait débuter sa conquête de l’Espagne. La Junte de défense nationale, comité collégial hétéroclite des différents chefs militaires de la zone nationaliste, le nomma au poste de généralissime des armées, c’est-à-dire de commandant suprême militaire et politique, en principe pour la seule durée de la guerre civile. Bénéficiant de l’appui des dictatures fascistes et de la passivité des démocraties, l'armée nationaliste remporta la victoire, proclamée fin après la chute de Barcelone et celle de Madrid. Le bilan est lourd (entre 100 000 et 200 000 morts) et la répression s'abattit sur les vaincus (270 000 prisonniers, 400 000 à 500 000 exilés).

Dès , le général Franco avait intégré la Phalange espagnole et les carlistes dans son armée, et neutralisé les courants disparates, parfois adverses, qui le soutenaient, en les corsetant dans un mouvement unique. À partir de 1939, celui qu'on appelle le Caudillo, le généralissime ou le chef de l'État, instaure une dictature militaire et autoritaire, corporatiste, sans doctrine claire, si ce n’est un ordre moral et catholique, marqué par l’hostilité au communisme et aux « forces judéo-maçonniques », et soutenu par l'Église catholique. Bien que d'abord soutenu par les régimes fascistes et nazis, Franco louvoie durant la Seconde Guerre mondiale, maintenant la neutralité officielle de l’Espagne, tout en soutenant les puissances de l'Axe, notamment en consentant à l’envoi de la division Azul pour combattre sur le front de l'Est. La victoire alliée acquise, le général Franco écarta les éléments les plus compromis avec les vaincus, tels que son beau-frère Serrano Súñer et la Phalange, et mit en avant les soutiens catholiques et monarchistes de son régime. L’ostracisme international de l’immédiat après-guerre fut vite tempéré par la guerre froide tandis que la position stratégique de l’Espagne assurera finalement au général Franco la survie de son régime avec l'appui de l’Argentine, des États-Unis et du Royaume-Uni. À l’intérieur, le Caudillo jouait sur les factions rivales pour maintenir son pouvoir et fit de l'Espagne de nouveau une monarchie dont il était le régent, prenant notamment en charge l'éducation de Juan Carlos, fils de Don Juan, prétendant au trône d'Espagne. Ses gouvernements successifs seront des exercices d’équilibriste, résultats d’un savant dosage entre les différentes « familles » du Movimiento Nacional.

Après que le système autarcique, qui proscrivait les investissements étrangers et les importations, eut provoqué de graves pénuries, accompagnées de corruption et de marché noir, Franco consentit vers la fin de la décennie 1950 à confier le gouvernement aux technocrates, selon la manière dont ils étaient nommés à l'époque, membres de l'Opus Dei qui mirent en œuvre, avec l'aide économique des États-Unis (concrétisée lors de la visite du président Eisenhower à Madrid en 1959) la libéralisation de l’économie espagnole, au rythme de plans « de stabilisation et de développement », avec pour résultat un rapide redressement économique et une croissance hors norme dans la décennie 1960.

En 1969, Franco désigna officiellement Juan Carlos comme son successeur. Les dernières années de la dictature sont notamment marquées par l’irruption de nouvelles revendications (ouvrières, étudiantes, régionalistes notamment basques et catalanes), des attentats (qui coûtent la vie au premier ministre Carrero Blanco), la prise de distance de l’Église après Vatican II et par la répression contre les opposants.

Franco meurt le , après une longue agonie ponctuée par de multiples hospitalisations et opérations à répétition. Juan Carlos de Bourbon, acceptant les principes du Mouvement national, est alors proclamé roi. Enterré sur décision du nouveau Roi à Valle de los Caídos, la dépouille de Franco a été transférée en au cimetière de Mingorrubio, où est enterrée son épouse, sur décision du gouvernement de Pedro Sánchez dans le cadre de l'élimination des symboles du franquisme et pour éviter les actes d'exaltation de ses partisans.

Enfance et formation militaire[modifier | modifier le code]

Naissance et milieu[modifier | modifier le code]

Arsenal de Ferrol durant les années 1900.

Francisco Franco vint au monde le 4 décembre 1892 dans le centre historique de Ferrol, dans la province de La Corogne[4]. Ferrol et ses environs sont peut-être une des clefs pour saisir la figure de Franco[5]. Petite ville endormie qui ne comptait au début du XXe siècle que quelque 20 000 habitants[6], Ferrol hébergeait alors la plus grande base navale du pays, en plus d’importants chantiers navals[7]. Dans la paroisse castrense (=de l’armée), exemple accompli d’endogamie sociale[8], les militaires gradés constituaient une caste privilégiée et isolée, et leurs enfants, dont les Franco, vivaient dans un milieu clos, presque étranger au reste du monde, et peuplé exclusivement d’officiers, généralement de la marine[9],[10].

La perte de Cuba à la suite de la guerre hispano-américaine de 1898 permet d’expliquer en partie les rudimentaires idées politiques de Franco[11]. Ferrol plus particulièrement, dont toute l’activité était axée sur l’envoi de troupes et le commerce avec les colonies d’outre-Atlantique, fut l’une des villes les plus frappées par cette défaite. Aussi l'enfance de Franco se passa-t-elle dans une ville déchue, parmi des militaires retraités ou invalides, réduits à l’indigence, où les communautés professionnelles s’étaient repliées sur elles-mêmes, enfermées dans une sorte de rancœur réciproque[12]. La défaite signa ainsi le divorce entre société militaire et société civile[13] ; dans les milieux militaires et dans une partie de la population, la résistance dont avait fait preuve une flotte pourtant obsolète et mal équipée était considérée comme le résultat de l’héroïsme de quelques militaires qui avaient tout sacrifié à la patrie, et la défaite comme la conséquence de l’attitude irresponsable de quelques politiciens corrompus qui avaient délaissé les forces armées[14],[15]. La réflexion postérieure de Franco sur le désastre de 1898 le fera se rallier aux thèses du régénérationnisme, idéologie qui postulait la nécessité de réformes profondes et le rejet du système hérité de la Restauration[16].

Ascendances et famille[modifier | modifier le code]

Francisco Franco est le fils d’une lignée de six générations de marins, dont quatre nés à Ferrol même, au sein d’une communauté qui ne concevait l’existence des hommes que comme une vie au service du drapeau, dans la flotte de guerre de préférence[17].

Après sa mort, des rumeurs ont circulé à propos de supposées origines juives de la famille Franco, bien qu’aucune preuve concrète ne soit jamais venue corroborer une telle hypothèse. Une quarantaine d’années après la naissance de Franco, Hitler chargea Reinhard Heydrich de mener des investigations pour essayer d’élucider la question, mais sans résultat[18]. Du reste, aucun document ne laisse entrevoir de la part de Franco une quelconque préoccupation à l’égard de ses origines[19].

Parents[modifier | modifier le code]

Francisco Franco, au jour de son baptême, le 17 décembre 1892, dans les bras de sa mère María del Pilar Bahamonde. À gauche, le père Nicolás Franco Salgado-Araújo.

Durant son enfance, le jeune Franco était confronté à deux modèles contradictoires, celui de son père, libre-penseur faisant fi des conventions, délibérément impie et ostensiblement fêtard et coureur de femmes, et celui de sa mère, parangon de courage, de générosité et de piété[19]. Le père, Nicolás Franco y Salgado-Araújo (1855-1942), était capitaine dans la marine, et parvint à la fin de sa carrière au grade d'intendant-général de la marine, ce qui équivaut à peu près au grade de vice-amiral ou de général de brigade et représentait en l’espèce une fonction purement administrative, mais qui semble avoir été de tradition dans la famille[20],[21]. Ayant été affecté à Cuba et dans les Philippines, il avait adopté les habitudes de l’officier des colonies : libertinage, jeux de casino, ripailles et beuveries nocturnes[20]. Pendant qu’il était en poste à Manille, âgé alors de 32 ans, il avait engrossé Concepción Puey, âgée de 14 ans, fille d’un officier de l’armée de terre[22],[23],[24],[25]. À Ferrol, il s’adapta difficilement à l’atmosphère bien-pensante de la Restauration[19],[23], et passait des journées à boire, à jouer et à palabrer, et avait coutume de rentrer tard, souvent éméché et toujours mal luné[26]. Il se comportait de façon autoritaire, à la limite de la violence, n’admettant pas la contradiction, et les quatre enfants — Francisco dans une mesure moindre, étant donné son caractère introverti et effacé — souffraient de ces rudes manières[27]. Il avait coutume de convier ses fils et quelques-uns de ses neveux à des promenades dans la ville, le port, et les environs pendant qu’il les entretenait de géographie, d’histoire, de la vie marine et de sujets scientifiques[22],[28].

Le père allait gagner tous les titres à l’hostilité de son fils Francisco : sans jamais aller jusqu’à un engagement politique ou idéologique affirmé, il se montrait volontiers anticlérical, était résolument hostile à la guerre du Maroc, avait affirmé à Madrid ses convictions libérales, et estimait que l’expulsion des Juifs par les Rois catholiques était une injustice et un malheur pour l’Espagne[29],[30]. Politiquement classé comme libéral de gauche, le père se déclara d’emblée hostile au Mouvement national, et même après que son fils est devenu dictateur, demeura très critique à son encontre tant en public qu’en privé. Il n’avait pas su reconnaître le génie de son deuxième fils et ne lui avait jamais exprimé le moindre sentiment d’admiration[31],[32].

L’atmosphère confinée de Ferrol et le malaise du couple le conduisirent sans doute à solliciter, ou à accepter, une affectation à Cadix en 1907, puis une mutation à Madrid, en principe pour deux ans. Cependant Nicolás ne reviendra jamais, s’étant mis en ménage avec une jeune femme, Agustina Aldana, institutrice de son état, qui était l’antithèse de son épouse, et avec qui il vécut jusqu’à la mort de celle-ci en 1942[26]. Cet abandon du foyer conjugal fut à l’origine du conflit entre Nicolás et son fils Francisco et de la rupture définitive du dialogue entre le père et le fils[33]. Les frères de Francisco, devenus adultes, pour qui le père avait toujours eu une prédilection, visitaient leur père de temps à autre, mais rien n’indique que Francisco Franco l’ait jamais fait. Francisco était celui qui était le plus fortement attaché à leur mère, et les traits de caractère qui se manifesteront ultérieurement — son désintérêt pour les relations amoureuses, son puritanisme, son moralisme et sa religiosité, sa répugnance à l’alcool et aux festins — faisaient de lui une antithèse de son père et l’identifiait pleinement à sa mère[34].

Au contraire du père, la mère de Franco, María del Pilar Bahamonde y Pardo de Andrade (1865-1934)[35], issue d’une famille ayant elle aussi une tradition de service dans la marine, était extrêmement religieuse et très respectueuse des us et coutumes de la bourgeoisie d’une petite ville de province. Presque aussitôt après les noces, les conjoints ne se faisaient déjà plus d’illusions sur leur affinité de couple et Nicolás ne tarda pas à reprendre ses habitudes d’officier des colonies[36], tandis que Pilar, résignée et débonnaire, épouse digne et admirable, de dix ans plus jeune que son mari, qui vivait et s’habillait avec une grande austérité[37] et n’avait jamais un mot de reproche[38], se réfugia dans la religion et dans l’éducation de ses quatre enfants, leur inculquant les vertus de l’effort et de la ténacité pour progresser dans la vie et monter socialement, et les exhortant à la prière[39]. Franco, plus qu’aucun de ses frères, s’identifia à sa mère, de qui il apprit le stoïcisme, la modération, la maîtrise de soi, la solidarité familiale et le respect pour le catholicisme et pour les valeurs traditionnelles[40], encore que, comme le souligne Bartolomé Bennassar, il n’ait pas adopté ses qualités premières qu’étaient la charité, le souci des autres, et le pardon des injures et des offenses[41].

Fratrie et clan[modifier | modifier le code]

Francisco, Pilar et Ramón Franco (1906).

La fratrie gardera une importance notable pour Franco, qui conservera toujours le sens du clan, c’est-à-dire de la famille, élargie à quelques amis d’enfance. Les Franco Bahamonde ne se confondaient pas au type courant de Ferrol et de leur milieu social[42], la famille comprenant en effet :

  • Nicolás Franco (1891-1977) : son frère aîné. Ingénieur naval, il devint le principal conseiller de Franco au début de la guerre civile. Il termina sa carrière comme ambassadeur à Lisbonne puis comme homme d'affaires[43],[44],[45].
  • María del Pilar Franco (1894-1989) : sa sœur. Membre de la Phalange espagnole, elle ne joua cependant aucun rôle politique. Ses deux livres de souvenirs ont été des succès de librairie[46],[47].
  • Ramón Franco (1896-1938) : son frère cadet. Aviateur célèbre et populaire, de convictions républicaines, il n'en rallia pas moins son frère aîné après le coup d'État de . Il périt le dans un accident d'hydravion[43],[48].

Dans la parentèle est à signaler encore plusieurs cousins orphelins, enfants d’un frère du père, desquels le père de Franco accepta d’assumer la tutelle, en particulier Francisco Franco Salgado-Araújo, dit Pacón, né en juillet 1890[49],[8], avec qui Franco partagea les mêmes jeux, les mêmes loisirs, les mêmes études, les mêmes écoles et académies, qui fut à ses côtés au Maroc, puis à Oviedo, et qui pendant la Guerre civile devint le secrétaire, ensuite le chef de la maison militaire de Franco, et aussi son confident[50], Luis Carrero Blanco.

En dehors du cercle familial, le clan Franco comprenait :

  • Camilo Alonso Vega, qui, entré à l’académie de Tolède en même temps que Franco, retrouva celui-ci au Maroc, puis rejoignit en 1917 Franco et Pacón à Oviedo. Pendant la guerre civile, il commanda l’une des unités de choc de l’armée nationaliste, et devint par la suite directeur de la Garde civile, ministre de l’Intérieur de 1947 à 1959, et capitaine général[51].
  • Juan Antonio Suanzes, fils du directeur du collège de la marine à Ferrol, qui sera fait par Franco ministre de l’Industrie et du Commerce, puis directeur de l’Institut national de l'industrie (INI)[52].
  • Pedro Nieto Antúnez, Ferrolan, officier de marine, qui n’appartenait pas au cercle des amis d’enfance et d’adolescence, mais devint le compagnon préféré du Caudillo lors de ses parties de pêche. Après l’assassinat de Luis Carrero Blanco, Franco voulut lui confier le poste de chef de gouvernement, mais le clan du Pardo et le Bunker y firent obstacle[53].
  • Ricardo de la Puente Bahamonde, cousin germain, qui ayant refusé en de rallier le Mouvement et de livrer l’aérodrome de Tétouan fut jugé en conseil de guerre et exécuté sans que Franco ne tente de le sauver[54].

Franco ne renouvellera guère son environnement social et n’élargira ce milieu initial qu’à quelques compagnons d’armes rencontrés au Maroc ou à un collaborateur occasionnel[26].

Scolarité[modifier | modifier le code]

Enfant, puis encore à l’Académie de Tolède, Franco fut la cible des railleries des autres enfants en raison de sa petite taille (1,64 m à l’académie de Tolède[55], finalement 1,67 m[56]) et de sa voix zézéyante et haut perchée[28]. Constamment, on le désignait par quelque diminutif : dans son enfance, on le surnommait Cerillito (diminutif de cerillo, chandelle)[57], puis, à l’Académie, FranquitoFrancillon)[58], lieutenant Franquito, Comandantín (à Oviedo)[59], etc. Dans ses Memorias, Manuel Azaña se laissa aller lui aussi à l’appeler Franquito[60].

Malgré l’insuffisance des ressources de la famille, les trois frères reçurent la meilleure instruction privée alors disponible à Ferrol[61], celle dispensée par le collège du Sacré-Cœur[8], où Francisco ne se distingua pas par des qualités exceptionnelles, ne faisant montre de quelque talent qu’en dessin et en mathématiques, et manifestant aussi quelque aptitude à certaines tâches manuelles[61]. Ses professeurs ne perçurent aucun signe prémonitoire ; le directeur de l’école, interrogé vers 1930, brossa le portrait suivant : « un travailleur infatigable, d’un caractère très équilibré, qui dessinait bien », mais au total, « un enfant très ordinaire ». Il n’était ni studieux, ni dissipé. Il n’échoua à aucun des examens correspondant aux deux premières années du bachillerato[62]. Selon le témoignage d’un de ses camarades de collège, « il était toujours le premier à arriver et se plaçait à l’avant, seul. Il esquivait les autres ». On percevait chez les trois frères Franco, mais à un degré plus élevé chez Francisco, une ambition démesurée, qui était encouragée par l’entourage familial[63].

Formation militaire[modifier | modifier le code]

À Ferrol[modifier | modifier le code]

Lorsqu’il eut atteint ses 12 ans, Franco fut inscrit — ainsi que son frère Nicolás auparavant et que son cousin Pacón au même moment que lui — à l’école navale préparatoire de Ferrol, dirigée par un capitaine de corvette, dans l’espoir d’entrer plus tard dans la marine[64]. Ces centres de préparation à l’académie navale dispensaient un enseignement de bien meilleure qualité, parce qu’il existait, observa Franco lui-même, « plusieurs académies, avec un nombre d’élèves limité, dirigées par des officiers de marine ou des militaires. […] Parmi elles, je choisis celle qui était dirigée par un capitaine de corvette, don Saturnino Suanzes » (père de Juan Antonio Suanzes, son aîné d’un an et condisciple, futur directeur de l’Institut national de l'industrie)[65],[28]. Les cours de cet établissement se donnaient à bord de la frégate Asturias, dans la rade de Ferrol. Pacón note que son cousin était le plus jeune de tous les élèves, et qu’il se distinguait surtout en mathématiques et par son excellente mémoire[66].

Mais alors même qu’il attendait la convocation au concours d’entrée, au , survint l’annonce inopinée de la fermeture de l’Académie navale de Ferrol[67],[68]. Après la défaite à Cuba, le commandement de la marine se retrouva avec un excédent d’officiers et limita aussitôt l’accès à l’Académie[69]. Fermé en 1901, l’établissement avait rouvert ses portes en 1903, puis les avait fermées de nouveau en 1907[70],[68]. À Francisco, l’Académie d’infanterie de Tolède tiendra lieu de substitut, tandis que son frère Ramón, né en 1896, fera carrière dans l’aviation[71],[72].

À l’Académie de Tolède[modifier | modifier le code]

Francisco Franco (debout) et son frère Nicolás (vers 1907).

Quittant pour la première fois sa Galice natale, Francisco Franco entreprit fin juin 1907 en compagnie de son père le voyage de Tolède pour participer au concours d’entrée à l’Académie. Il découvrit alors une tout autre Espagne et conservera un souvenir précis de ce voyage initiatique qui lui donna une première et rapide vision de l’Espagne, en l’occurrence de la Castille aride et dépeuplée[73],[69].

Franco, l’un des plus jeunes de sa promotion, passa les épreuves du concours « avec beaucoup de facilité » ; il est vrai que ces épreuves étaient d’un niveau élémentaire. Quoique la promotion cette année-là ait été nombreuse (382 futurs cadets), un millier d’autres avaient été ajournés, et parmi eux son cousin Pacón, pourtant son aîné de deux ans, qui ne devait pouvoir entrer à l’académie que l’année suivante[74],[68]. Depuis cet instant, l’armée était devenue la véritable famille de Franco, d’autant que sa famille biologique se délitait, car c’est en cette même année 1907 que son père abandonna le foyer conjugal[75].

Néanmoins, Franco se souviendra avec amertume de son incorporation dans l’Académie, ayant été en effet la cible des bizutages (novatadas), auxquels à cette époque-là nul ne pouvait se dérober : « Triste accueil qui nous était offert, nous qui venions plein de désir de nous incorporer dans la grande famille militaire »[76]. Le jeune Franco se souviendra des bizutages comme d’un « véritable calvaire » et critiquera l’absence de discipline interne et l’irresponsabilité des directeurs de l’académie à mélanger des cadets d’âges si différents, à telle enseigne que Franco interdira formellement les bizutages après qu’il a été nommé en 1928 premier directeur de la nouvelle Académie générale militaire de Saragosse[77],[78],[79] et qu’il assigna à chacun des nouveaux candidats un mentor personnel choisi parmi les cadets plus âgés[78]. Son apparence puérile, son manque de prestance physique, son côté appliqué et introverti, et sa voix aigrelette l’avaient désigné comme l’une des victimes préférées des anciens. Une brimade qu’on lui fit subir à deux reprises consista à cacher ses livres sous un lit. La première fois Franco fut sanctionné pour cela ; la récidive déclencha sa fureur et c’est alors qu’il aurait lancé un chandelier à la tête de ses persécuteurs. Il se serait ensuivi une rixe et la convocation du jeune cadet chez le directeur. Franco expliqua alors qu’il considérait cette brimade comme une offense à sa dignité personnelle, mais assuma la responsabilité de la rixe et tut les noms des provocateurs, de sorte qu’il n’y eut pas de sanction contre d’autres élèves, ce qui lui valut l’estime de ses camarades[80],[81],[82].

Franco sera plus tard assez critique au sujet de l’enseignement qui lui fut dispensé et longtemps après n’épargnera pas certains de ses anciens maîtres[83]. Cet enseignement s’appuyait en premier lieu sur la mémorisation, et comme Franco possédait une bonne mémoire, il n’eut pas grand peine à réussir ses examens, encore que ses notes ne fussent pas exceptionnelles[84].

L’enseignement prédominant provenait de vieux manuels militaires français et allemands déjà obsolètes. Le Règlement provisoire pour l’instruction tactique publié par l’Académie de Tolède en 1908 et qui fut la bible de la génération de Franco considérait encore comme évidente la supériorité de l’infanterie sur les autres armes, alors que toutes les autres armées d’Europe étaient alors très attentives au développement de l’artillerie et des appuis logistiques[84],[85],[86]. L’armée espagnole, fort faible en armements et équipements, n’était pas préparée pour opérer au même niveau que les meilleures armées contemporaines[84], et la campagne de Melilla, lancée deux ans après l’entrée de Franco à l’Académie militaire, accentua encore le sentiment général d’inadéquation de l’enseignement aux combats que nécessitait la défense des derniers territoires coloniaux[87].

Il semble que Franco ait manifesté dès cette époque une dilection pour la topographie et les techniques de fortification[84] et qu’il aimait l’histoire, déplorant le désintérêt des cadres de l’Académie pour le passé illustre de Tolède[88]. Régulièrement, de longues randonnées étaient effectuées, où les cadets quittaient la ville à cheval et en musique, puis étaient logés pour la nuit dans les modestes foyers de paysans, « où nous commencions à connaître de près les grandes vertus et la noblesse du peuple espagnol ». En 1910, le périple de fin d’études conduisit les cadets en 5 jours de Tolède à Escorial[89].

En , la cérémonie solennelle de remise des brevets aux 312 cadets eut lieu dans le patio de l’Alcazar. Francisco Franco se classait au 251e rang sur les 312 de sa promotion[90],[91],[92]. Sa note finale parmi les plus faibles n’était pas la conséquence de mauvaises notes, mais des critères du classement qui tenaient davantage compte de l’âge et des qualités physiques[93]. On peut remarquer du reste que le major de sa promotion, Darío Gazapo Valdés, n’était que lieutenant-colonel en 1936, au moment du coup d’État, auquel il participa à Melilla, tandis que le numéro deux de la promotion n’était, lui, que commandant d’infanterie à Saragosse[94]. Dans la même promotion, on relève les noms de Juan Yagüe, qui deviendra l’un de ses appuis les plus fermes de Franco lors de sa conquête du pouvoir en 1936, et de Lisardo Doval Bravo, futur général de la Garde civile et exécuteur de basses œuvres pour le compte de Franco. Agustín Muñoz Grandes, autre futur collaborateur, faisait partie de la promotion suivante[95]. Aussi plusieurs de ceux qui tiendront les premiers rôles sous le long règne de Franco ont été les compagnons de ses jeunes années[96].

Avant la Première Guerre mondiale, la seule expérience de combat possible pour les jeunes officiers européens étaient les conflits coloniaux, et, dans le cas de l’Espagne, le Maroc était le seul champ de bataille où acquérir renommée et gloire, et une promotion rapide pour mérites de guerre[97],[93]. Comme tous ceux de sa promotion, Franco avait donc d’abord demandé une affectation au Maroc, mais une disposition législative récente interdisait d’y envoyer les sous-lieutenants frais émoulus. Pour beaucoup, ce ne sera que partie remise, car le Rif sera un tombeau pour nombre d’hommes de la 14e promotion : selon les calculs de Bennassar, 36, soit environ 12 %, seront tués au Maroc, et Rafael Casas de la Vega avance même le chiffre de 44[98].

Carrière militaire en Afrique[modifier | modifier le code]

Prélude : première affectation à Ferrol (1910-1912)[modifier | modifier le code]

Franco en uniforme d’alférez (enseigne), peu après son incorporation au régiment d'infanterie de Ferrol (1910).

Après que sa requête d’une affectation en Afrique a été rejetée, car contraire à la loi en vigueur, Franco sollicita et obtint d’être versé comme sous-lieutenant au 8e régiment d’infanterie de Ferrol, pour être près de sa famille[99]. Franco passa donc deux années dans sa ville natale, où son amitié se resserra avec son cousin Pacón et avec Camilo Alonso Vega[87].

Ayant pris son service le , il ressentit très vite la monotonie de la vie de garnison, laquelle n'offrait pas la moindre chance de parvenir à quelque réputation[100], même si certes ses supérieurs à Ferrol s’étaient avisés que Franco manifestait une capacité inhabituelle à l’instruction et au commandement[101], et se montrait ponctuel et strict dans l’exécution de ses obligations professionnelles[100]. Surtout, Franco découvrit qu’il avait grand plaisir à commander les hommes, et exigeait d’eux un comportement irréprochable[102], tout en s’efforçant de ne pas commettre d’injustices. Aussi, en , au terme de sa première année, fut-il nommé instructeur spécial des nouveaux caporaux[101].

Par ailleurs, il faisait montre d’une piété inhabituelle[87] : très proche de sa mère, il la suivait dans ses exercices pieux, s’inscrivant notamment dans le groupe qui pratiquait l’adoration nocturne du Sacré-Cœur[100].

En 1911, Franco, Alonso Vega et Pacón sollicitèrent une nouvelle fois leur envoi au Maroc, en faisant appuyer leur demande par toutes les recommandations possibles ; l’appui le plus important vint de l’ancien directeur de l’Académie de Tolède, le colonel José Villalba Riquelme, à qui l’on venait de confier le commandement du 68e régiment d’infanterie stationné à Melilla, et qui obtint, après amendement de la loi, que les trois jeunes officiers soient versés dans son régiment[103],[101].

Première période en Afrique : les Réguliers indigènes (février 1912-janvier 1917)[modifier | modifier le code]

Mise en contexte[modifier | modifier le code]

La question du Maroc avait été réglée le par la conférence internationale d’Algésiras. L’Espagne se vit attribuer le Rif, zone peuplée de tribus berbères hostiles à toute pénétration étrangère[104]. En , le sultan du Maroc accepta officiellement l’instauration d’un protectorat français sur tout le pays, et en novembre, Paris et Madrid scellèrent l’accord formel qui cédait à l’Espagne une certaine « zone d’influence », grande d’à peine 5 % du territoire, qui fut proclamée telle en , un an après l’arrivée de Franco en Afrique. En réalité, le plan s’inscrivait dans la politique coloniale française qui recherchait la collaboration de l’Espagne pour contenir les Britanniques et faire échec à toute tentative de pénétration de l’Allemagne[105],[106]. Les Espagnols avaient le sentiment de n’avoir reçu que des miettes du gâteau marocain, et l’armée espagnole, y compris Franco, en conçut une frustration certaine[107]. Franco se vit donc entraîné dans un conflit où s’entremêlaient les intérêts de l’Espagne, de la France et du Royaume-Uni, principalement, et dans lequel l’Espagne s’engagea avec témérité, sous la pression d’une part d’une armée désireuse de se dédommager des récentes défaites subies dans les colonies d’outre-mer, d’autre part d’une oligarchie financière ayant des intérêts, essentiellement miniers, dans le Maghreb[108]. Dans la Péninsule, la guerre d’Afrique eut pour effet d’élargir encore la fracture entre armée et société civile : d’un côté, devant le pacifisme croissant de l’opinion publique, beaucoup d’officiers se voyaient confirmés dans leur opinion que l’Espagne ne pouvait pas être gouvernée par des civils[109], de l’autre, l’armée était rejetée par les classes populaires, qui lui imputaient des milliers de morts, souvent des jeunes gens de familles humbles n’ayant pas été en mesure de s’acquitter de la « cote » (cuota) pour les exempter de service militaire[110].

En 1909, les Rifains attaquèrent les ouvriers qui construisaient la voie ferrée unissant Melilla aux mines de fer dont l’exploitation était imminente. L’Espagne envoya des renforts, mais elle contrôlait mal le terrain et manquait d’une base logistique, ce qui entraîna le désastre de Barranco del Lobo de . La réaction espagnole qui s’ensuivit permit d’étendre l’occupation de la zone côtière du cap de l’Eau à la pointe Negri. Mais à partir de , le chef de la résistance rifaine El Mizzian reprit ses opérations de guérilla, causant de lourdes pertes à l’armée espagnole[111] En , le président du Conseil José Canalejas prit prétexte d’une agression kabyle sur les bords du fleuve Kert pour donner mission à un corps de troupes d’élargir les frontières de la zone espagnole, nouvelle campagne contre laquelle la population espagnole protesta par l’insurrection de l’[112].

Arrivée à Melilla[modifier | modifier le code]

Défilé militaire devant le bâtiment de la Capitainerie générale à Melilla, vers 1912.

Le , Franco débarqua à Melilla et fut versé dans le régiment d’Afrique que commandait José Villalba Riquelme. Franco vint rejoindre une armée déplorablement organisée et dirigée, dont l’équipement était déficient et suranné, les troupes démotivées et le corps d’officiers peu compétent, ces derniers, pour la plupart médiocres et pour bon nombre d’entre eux corrompus, se contentant de répéter les tactiques qui avaient déjà échoué dans les guerres coloniales antérieures. Les troupes étaient affligées de maladies par suite de carences et d’une hygiène défaillante[113],[106],[114]. Melilla était alors une ville de bazars, de tripots, de lupanars, et la plaque tournante de tous les trafics, y compris la vente clandestine d’armes, d’équipements ou de denrées alimentaires aux insurgés kabyles, et le détournement par certains officiers d’intendance d’une partie des sommes allouées pour la nourriture des soldats, tous trafics dans lesquels Franco certes se gardait de tremper[106],[115],[116]. Confronté aux turpitudes du milieu et à la dureté des rapports entre les hommes, Franco se forgea jour après jour une carapace de froideur, d’impassibilité, d’indifférence à la douleur et de maîtrise de soi[117].

Ses premiers engagements en Afrique furent des opérations routinières, consistant notamment à entretenir le contact entre plusieurs fortins ou à assurer la protection des mines de Bni Bou Ifrour[118], mais pour Franco et ses compagnons d’armes, qui apprirent d’emblée les rudiments de la guerre au Maroc[119] et vécurent avec la même emphase cet univers colonial, tout cela prenait des allures d’épopée[105].

Franco, de par son engagement au Maroc, fut amené à rallier la caste dite africaniste, née au-dedans d’une autre caste, la caste militaire. En Afrique, des milliers de soldats et des centaines d’officiers avaient déjà péri ; c’était une affectation risquée, mais c’en était aussi une où la politique d’avancement pour mérites de guerre permettait de mener une carrière militaire rapide[114]. La fréquence des combats et les très lourdes pertes espagnoles infligées par les Rifains révoltés rendaient nécessaires un renouvellement constant des cadres et la mise à contribution des jeunes officiers[116].

Campement de Tifasor.

Affecté à son régiment en qualité d’adjoint (agregado), il gagna le le campement de Tifasor, poste avancé proche de la vallée du fleuve Kert rendue peu sûre par les œuvres du redoutable El Mizzian[120]. Le , à la suite d’une attaque contre une patrouille de police indigène, une contre-attaque fut décidée obligeant les Rifains à abandonner leurs positions et à se retirer sur l’autre rive du Kert. C’est alors que Franco reçut le baptême du feu, lorsque la petite colonne de reconnaissance dont il avait le commandement devint la cible de tirs nourris de la part des rebelles[120],[119]. Quatre jours plus tard, le régiment de Franco prit part à une opération de plus grande envergure destinée à consolider la rive droite du Kert et impliquant un bon millier d’hommes. Les troupes espagnoles, aucunement préparées à la guérilla et dépourvues de carte, subirent d'importantes pertes dans des embuscades[121],[120].

Le , Franco faisait partie de la force de soutien commandée par Riquelme qui devait empêcher les rebelles de prêter main-forte aux hommes d’El Mizzian retranchés dans le village d’Al-Lal-Kaddour. Les Espagnols parvinrent à cerner les rebelles, et El Mizzian, pourtant réputé invulnérable, fut tué sur son cheval et sa troupe détruite. Les Réguliers indigènes, qui constituaient l’avant-garde, avaient tenu le rôle principal ; impressionné par la promotion au grade de capitaine de deux lieutenants de cette unité, tous deux blessés, Franco prit la résolution de solliciter en une place de lieutenant dans les forces régulières indigènes[122]. Le de cette même année, Franco fut promu lieutenant en premier, alors qu’il n’avait que 19 ans, unique fois du reste où il monta en grade par le seul effet de l’ancienneté[123], et reçut le sa première décoration militaire[124].

Officier dans les Réguliers[modifier | modifier le code]

Un docteur prodigue des soins à un soldat des Regulares durant la campagne du Kert ().

À sa demande, Franco fut donc affecté le au régiment des Forces régulières indigènes, unité de choc de l’armée espagnole, créée de fraîche date sur le modèle français par le général Dámaso Berenguer. Les mercenaires maures qui composaient ce corps encore expérimental avaient déjà acquis, par leur bravoure, leur efficacité et leur endurance, une grande renommée et se voyaient confier régulièrement les tâches les plus dangereuses[125],[126],[127]. Seuls les meilleurs officiers étaient choisis pour commander les Réguliers. Franco possédait les principales qualités — vaillance, sérénité, lucidité sous la pression, et aptitude au commandement — et avait, par ses actions en 1912, démontré savoir garder la tête froide et mener ses hommes sous le feu ennemi[128]. Certes, il n’y avait pas lieu pour lui de développer une stratégie pointue ni des tactiques de guerre très élaborées, compétences qui n’étaient guère utiles dans sa trajectoire militaire du moment[129]. Le commandement espagnol prit l'habitude d'engager les nouvelles troupes indigènes dans des colonnes différentes, afin d’en tirer le meilleur profit, ce qui aura pour effet une présence continuelle au feu des officiers qui commandaient ces troupes, dont Franco[130].

Franco rejoignit le poste de Sebt, proche de Nador, dans l’extrémité orientale du protectorat, où se trouvaient stationnées les seules forces indigènes que possédait alors l’armée espagnole, et où, parmi ses supérieurs hiérarchiques, figuraient Dámaso Berenguer, Emilio Mola et José Sanjurjo[131],[127].

Durant trois ans, le lieutenant Franco va servir constamment en première ligne et participer à bon nombre d’opérations, la plupart sans grande ampleur mais souvent périlleuses. Pendant le seul mois de , Franco, en permanence sur la brèche, participa à quatre opérations importantes[132]. Prouvant qu’il savait où concentrer le feu pendant le combat et qu’il avait le talent de garantir le ravitaillement, Franco attira l’attention de ses supérieurs. Ses hommes de troupe indigènes le respectaient pour sa bravoure et pour l’application honnête qu’il faisait du règlement militaire[133]. Puriste des règles, il instaura une discipline de fer, et fut implacable face à l’insubordination, mais vivait personnellement sous le même code que ses hommes[134]. Certain jour, il réunit le peloton d’exécution après qu’un légionnaire a refusé de manger et lancé le repas sur un officier ; il donna ordre de le fusiller et fit défiler le bataillon devant le cadavre[135],[136].

Campement des Forces régulières indigènes à Tétouan, 1916.

Pour sécuriser Tétouan, les Espagnols avaient établi une ligne de fortins entre Tétouan, Río Martín et Laucién. L’opération du , qui avait pour but de renforcer la position au sud de Río Martín, tourna au drame quand une des compagnies subit l’attaque d’un détachement rebelle. Le capitaine Ángel Izarduy périt dans l’attaque, et pour récupérer le corps, une compagnie fut dépêchée, qu’une section de la 1re compagnie de Réguliers, sous les ordres de Franco, devait couvrir de son feu. Franco s’acquitta parfaitement de cette mission, et le communiqué sur cette opération signala expressément le rôle et le nom de Franco[137], qui se vit le décerner la croix de l’Ordre du mérite militaire de première classe en récompense de sa victoire dans ce combat[138]. Franco prit part à plusieurs actions dans le courant de l’année 1914, et était devenu en 18 mois un officier à part entière et avait acquis une compétence remarquable dans l’efficacité du feu, mais aussi dans la mise en place de supports logistiques, au sein d’une armée qui négligeait totalement cet aspect[139],[129]. Dès cette époque, il fit preuve d’un caractère imperturbable et hermétique, qu’on lui connaîtra ensuite durant toute sa vie[140]. Dans les combats, il se distinguait par sa témérité et sa combativité, montrait de l’enthousiasme pour les charges à la baïonnette destinées à démoraliser l’ennemi[141], et prenait sur lui de grands risques en dirigeant les avancées de son unité. En outre, les unités sous son commandement excellant par leur discipline et leur mouvement ordonné, il s’acquit une réputation d’officier méticuleux et bien préparé, intéressé par la logistique, attentif à établir des cartes et à garantir la sécurité du campement[142], doué de capacité tactique[138], pour qui le respect de la discipline était un absolu[143]. Sur le champ de bataille, Franco ne reculait jamais et conduisait ses hommes à la victoire quoi qu’il en coûte, parce qu’il savait que la défaite ou la retraite les fera déserter ou se retourner contre lui[144].

En , il joua un rôle notable dans l’opération contre Beni Hosman, au sud de Tétouan, où il s’agissait d’assurer la protection de douars attaqués et rançonnés par les rebelles de Ben Karrich. Le communiqué réserva une mention spéciale au lieutenant Franco, dont les qualités furent reconnues par ses chefs. En , à l’âge de 23 ans, il fut élevé au grade de capitaine pour « mérites de guerre », ce qui faisait de lui le plus jeune capitaine de l’armée espagnole[145],[138].

À la fin de l’année 1915, Franco, enveloppé d’un halo d’invulnérabilité, jouissait d’une réputation exceptionnelle parmi les Rifains qui, le voyant dédaigner toute précaution et marcher à la tête de ses hommes sans tourner la tête, le croyaient détenteur de la barakah[146],[147]. À la fin de l’année 1915, sur les 42 gradés qui s'étaient portés volontaires pour servir dans les forces régulières indigènes de Melilla en 1911 et 1912, seuls sept étaient encore indemnes, dont Franco[143],[148],[145],[149]. Sans doute cette expérience fut-elle à l’origine de son providentialisme, c’est-à-dire de sa conviction non seulement que tout était entre les mains de Dieu, mais aussi qu’il avait été élu par la divinité pour accomplir un dessein spécial[150].

Grâce à un accord avec le chef rebelle El Raïssouni[151], une paix quasi-totale régna dans la partie occidentale du protectorat à partir d’ et jusqu’en avril de l’année suivante[151],[152].

Blessure à El Bioutz et convalescence à Ferrol[modifier | modifier le code]

En , le général Berenguer confia à Franco l’organisation d’une nouvelle compagnie, puis le , Franco s’étant s’acquitté avec grande diligence de cette mission, lui en donna le commandement[153].

Au printemps de 1916, le calme relatif prit fin avec la rébellion de la puissante tribu d’Anjra, occupant une position partiellement fortifiée sur la colline d'El Bioutz, dans le nord-ouest du Protectorat, entre Ceuta et Tanger[134]. L’opération contre Anjra, la plus vaste jamais lancée par les autorités espagnoles, consista à faire avancer trois colonnes vers un même point et mobilisait des forces d’une importance exceptionnelle. Le corps dans lequel se trouvait Franco comportait à lui seul un effectif de près de 10 000 hommes espagnols, en plus des Réguliers[154],[134]. Les insurgés disposaient d’une puissance de feu plus forte que d’ordinaire, y compris plusieurs mitrailleuses. Les troupes espagnoles se retrouvèrent bientôt devant Anjra, et le tabor (bataillon) dont faisait partie Franco reçut l’ordre d’attaquer, ce qu'il fit avec détermination[134]. Dans le combat pour enlever cette position, les chefs des deux premières compagnies furent aussitôt tués, ainsi que le commandant du tabor de Franco. Prêchant l’exemple, celui-ci se saisit du fusil d’un des soldats tués à ses côtés, quand il fut atteint à son tour d’une balle à l’abdomen[155], laquelle traversa le ventre, frôla le foie et ressortit dans le dos, provoquant une forte hémorragie. Jugé intransportable, Franco fut emmené à l’infirmerie de campagne, et transféré à l’hôpital militaire de Ceuta seize jours plus tard[156],[157].

Le communiqué du tabor précisa qu’il s’était distingué par « son incomparable courage, les dons de commandement et l’énergie qu’il avait déployée dans ce combat »[156],[157], et un télégramme du émanant du ministère de la Guerre faisait parvenir au capitaine Franco les félicitations du gouvernement et des deux Chambres[158]. Grâce à l’avis favorable du général Berenguer, Franco fut nommé le commandant, faisant de lui le commandant le plus jeune d’Espagne[159].

À l’hôpital de Ceuta, il reçut la visite de ses parents, qui avaient sur-le-champ effectué le voyage et se retrouvaient réunis pour la première et dernière fois depuis leur séparation de 1907. Le , Franco s’embarqua à Ceuta pour Ferrol, où il passa deux mois de permission[160],[157]. Il réintégra son corps de Réguliers à Tétouan le pour y prendre le commandement d’une compagnie, mais n’exerça que très brièvement cette fonction, car, en l’absence de poste vacant, il quitta le Maroc à la fin de , pour se voir affecté comme commandant d’infanterie au 3e régiment du Prince, en garnison à Oviedo[161],[145].

Intermède à Oviedo (1917-1920)[modifier | modifier le code]

Vie de garnison[modifier | modifier le code]

Pendant les trois années où Franco était en poste à Oviedo, une opposition commença à se faire jour au sein des forces armées espagnoles entre péninsulaires et africanistes. Les premiers, fort critiques quant à la profusion des décorations, des récompenses en espèces et des montées en grade des officiers d'Afrique du Nord, considéraient abusifs les avancements pour mérites de guerre et s’étaient regroupés en Juntas Militares de Defensa, associations illégales[162] apparues en 1916[163] pour exiger la rénovation de la vie politique, ainsi que pour porter leurs revendications catégorielles : maintien des privilèges du corps d’officiers et application de l'échelle d’avancement indiciaire régie strictement par l’ancienneté[164],[165]. Les seconds, parmi lesquels Franco, jugeaient nécessaires les avancements au mérite pour récompenser le travail risqué des officiers en Afrique, qui évoluaient dans la « meilleure école pratique, pour ne pas dire la seule, de notre armée »[166].

À la caserne d’Oviedo, il était sensiblement plus jeune que beaucoup d’officiers aux grades pourtant inférieurs au sien. Seule une poignée d’anciens combattants de la campagne de Cuba pouvaient rivaliser avec lui sur le plan de l’expérience de combat[167]. Beaucoup d’entre eux, membres des Juntes de défense, estimaient que ses promotions avaient été trop rapides et qu’un grade de commandant à 24 ans était excessif. Sa jeunesse lui valut le surnom de Comandantín[165],[168].

Sa principale responsabilité à Oviedo était, en plus de la routine d’une garnison de province, de superviser la formation des officiers de réserve[169] ; en vérité, il n’avait pas grand-chose à faire. Son cousin Pacón et Camilo Alonso Vega le rejoignirent au bout d’une année[170]. Les officiers de réserve dont il assurait l’instruction, souvent issus des classes de notables, l'introduisirent dans les tertulias (salons) de la bonne société, où il noua quelques relations avec les personnages en vue de la société civile et de la vie culturelle, tels que le jeune professeur de littérature de l’université d'Oviedo, Pedro Sainz Rodríguez, qui deviendra brièvement, entre 1938 et 1939, ministre de l’Éducation du premier gouvernement Franco[171],[172].

Rencontre avec Carmen Polo[modifier | modifier le code]

Franco souhaitait contracter un bon mariage apte à faire pendant à sa carrière militaire. Sans être un chasseur de dot, il visait spécifiquement les jeunes filles de bonne famille et de haute condition sociale, c’est-à-dire une dame convenable, à l’image de sa mère[173].

C’est en 1917, à l’occasion d’une romería estivale (fête populaire traditionnelle) que Franco rencontra sa future épouse Carmen Polo. Très religieuse, d’allure distinguée, elle appartenait à une famille de vieille noblesse asturienne et venait d’avoir seize ans. Son père vivait de la rente foncière dans une confortable aisance et professait des idées libérales[174]. Les Polo résisteront longtemps avant de donner leur accord à la liaison naissante, qualifiant le commandant Franco d’« aventurier », de « torero », de « chasseur de dot ». Pour Franco, ce mariage signifiait la promotion sociale et un environnement familial porteur, lui permettant de gommer le déclassement que lui avait fait subir son père[159].

Grèves de 1917 dans les Asturies[modifier | modifier le code]

Franco fut témoin de la grève générale du 10 août 1917. Le mécontentement provoqué par la cherté de la vie avait coalisé les deux grandes centrales syndicales, l’UGT socialiste et la CNT anarchiste, qui avaient signé un manifeste commun réclamant « des changements fondamentaux du système » et la convocation d’une assemblée constituante. L’arrestation des signataires déclencha des grèves dans tous les secteurs d’activité et dans plusieurs grandes villes d’Espagne, dont Oviedo. Dans les Asturies, où le syndicat UGT comptait un grand nombre d’adhérents, les mineurs réussirent à prolonger les troubles pendant près de vingt jours[175]. Quoique la grève ait été d’abord non violente, le gouverneur militaire Ricardo Burguete proclama l’état de siège, menaça les grévistes de les traiter comme des « bêtes sauvages », et envoya l’armée et la Garde civile dans les zones minières[176].

Franco, se trouvant par hasard dans les Asturies, fut chargé de mener la répression et prit la tête d’une colonne dépêchée dans le bassin houiller. Si pour quelques biographes la répression exercée par Franco fut particulièrement brutale, il apparaît toutefois que, aussi rude fût-elle, elle ne devait pas l’avoir été davantage que dans les autres régions, car les documents de l’époque ne la singularisent pas par rapport aux actions répressives conduites ailleurs. Il ne semble pas même que cette colonne ait exercé une quelconque répression militaire : la feuille de service de Franco ne fait mention à cette date d’aucune « opération de guerre ». Le Caudillo lui-même assura plus tard qu’il n'avait été commis dans le secteur visité par lui aucune action répréhensible, ce qui apparaît crédible, attendu que sa colonne était revenue à Oviedo trois jours avant le début de la phase violente de la grève le , qui allait susciter de la part de Burguete une répression très dure et même sanglante, avec 2 000 arrestations, 80 morts et des centaines de blessés[177],[178]. Néanmoins, certains ont voulu y voir les premiers signes d’une brutalité qui va se donner libre cours lors de la guerre civile ; d’autres au contraire lui prêtent une prise de conscience de la difficile situation ouvrière[179].

Mais, ainsi que l’observe Bennassar, si horrifié qu’il fût par les épouvantables conditions de travail des ouvriers, il n’en avait pas conclu pour autant que la grève était légitime[177] et exprima sa conviction de la nécessité de maintenir l’ordre et les hiérarchies en dépit de l’injustice sociale[168]. Par souci de carrière, Franco se garda bien du moindre écart, d’autant plus que ses intérêts coïncidaient avec ses orientations politiques[180]. Les attaches sentimentales de Franco le rapprochaient d’une caste de possédants profondément hostile aux mouvements populaires susceptibles de la menacer directement. Franco réprima donc la révolte des mineurs d’Asturies en officier convaincu et discipliné[181]. Peu après, Franco fut une nouvelle fois envoyé dans le bassin houiller, cette fois en qualité de juge et dans le cadre de l’état de guerre, pour juger des délits de violation de l’ordre public. Il prononça des peines de prison contre plusieurs grévistes, sans prendre en considération l’origine des violences[182],[177].

Seconde période en Afrique : la Légion (1920-1926)[modifier | modifier le code]

Franco, commandant de la 1re bandera (le « premier bataillon ») de la Légion espagnole.

Franco rencontra le commandant José Millán-Astray lors d’un stage de tir en 1919 et le fréquenta assidûment par la suite. Ce personnage haut en couleur, qui venait de séjourner en France et en Algérie pour y étudier la Légion étrangère, exerça une grande influence sur Franco et jouera plus tard un rôle déterminant dans sa trajectoire professionnelle[183],[184]. En 1920, son projet de Légion espagnole fut enfin approuvé par le gouvernement espagnol[185], qui y voyait le meilleur moyen de faire la guerre en Afrique sans y envoyer de recrues espagnoles[186]. La Légion se distinguait par sa discipline de fer, la brutalité des châtiments infligés à la troupe et, sur le champ de bataille, par sa fonction de troupe de choc ; en contrepartie, en guise de soupape d’échappement, les abus commis par des légionnaires contre la population civile étaient traités avec indulgence, et le haut commandement tolérait les nombreuses irrégularités, tels que les charivaris quotidiens ou la prostitution dans les casernes[187]. La Légion se signalait aussi par les brutalités commises à l’encontre de l’ennemi vaincu ; les sévices physiques et la décapitation de prisonniers suivie de l’exhibition des têtes coupées comme trophées étaient régulièrement pratiqués[188].

Compte tenu que Millán-Astray manquait de dons d’organisateur, il fut rapidement décidé que Franco, connu pour son habileté à dresser, organiser et discipliner les troupes, serait son collaborateur[185]. Le , Franco fut nommé chef de son premier bataillon (bandera), et le , les premiers légionnaires, au nombre de deux centaines, arrivèrent à Ceuta. Le même soir, les légionnaires terrorisaient la ville ; une prostituée et un chef de la garde furent assassinés, et les échauffourées subséquentes feront deux morts de plus[189].

En peu de temps, la Légion (ou Tercio) acquit la renommée d’être l’unité de combat la plus endurante et la mieux préparée de toute l’armée espagnole[185]. Franco imposa à ses hommes une discipline implacable, les soumettant à un entraînement intensif afin de rompre les corps à l’effort, à la faim et à la soif, et leur forgeant un moral indestructible. Il sut se faire à la fois craindre, respecter et même aimer des légionnaires, parce qu’il connaissait chacun d’eux et s’efforçait d’être juste. Au combat, il se montrait impitoyable, appliquant sans états d’âme la loi du talion, autorisant les légionnaires à mutiler les Marocains qui tombaient entre leurs mains. Il laissait ses hommes piller les douars, poursuivre et violer les femmes, donnait l’ordre d’incendier les villages, et de ne jamais faire de prisonnier[190]. Franco raconte dans Diario de una bandera :

« À midi, j’obtins l’autorisation du général d’aller punir les villages à partir desquels l’ennemi nous harcèle. À notre droite, le terrain descend de manière accidentée jusqu’à la plage, en bas on trouve une large bande de petits douars. Tandis qu’une section, ouvrant le feu sur les maisons, protège la manœuvre, une autre se glisse par un raccourci et, encerclant les villages, exécute les habitants à l’arme blanche. Les flammes s’élèvent des toits des maisons, les légionnaires poursuivent les habitants[191]. »

Le désastre d’Anoual (1921)[modifier | modifier le code]

Le général José Sanjurjo en compagnie du commandant Franco (Mundo Gráfico, 1921).

L’Espagne résolut d’occuper intégralement son protectorat et désigna pour commander à Melilla le général de division Manuel Fernández Silvestre[192]. Pour contrôler le territoire, un dispositif consistant en un réseau de fortins interconnectés fut mis en place. Dans la partie occidentale, Berenguer déployait ses troupes en consolidant ses positions à mesure qu’il avançait, au contraire des postes d’avant-garde de Silvestre, laissés sans appui ni protection[193],[194] ; Silvestre s’enhardit à ouvrir la route entre Melilla et Al Hoceïma (Alhucemas en espagnol). Entre-temps, l’indigence matérielle et technique de l’armée s’était encore aggravée et les hommes de troupe, sans instruction militaire, étaient totalement démotivés. En face, la capacité de résistance des Kabyles s’était notablement accrue sous la direction d’Abdelkrim[193].

Les attaques rifaines commencèrent le , plus violentes que jamais auparavant, et le , les positions espagnoles les plus avancées tombèrent une à une, forçant les Espagnols à reculer de plus de 150 kilomètres la limite de la zone sous leur domination, jusqu’à Melilla. Dans la perspective de combats très durs, le commandement espagnol avait mis ses espoirs dans les Regulares et dans la police indigène, mais la quasi-totalité des effectifs indigènes de la zone orientale déserta[195] et passa dans le camp d’Abdelkrim. Le , une colonne fut prise en embuscade entre Anoual et Igueriben ; les renforts envoyés depuis Anoual arrivèrent trop tard pour empêcher un premier carnage. Bientôt, la place d’Anoual elle-même fut assiègée ; la retraite, trop tardive, dégénéra en débandade. Plus de 14 000 hommes furent massacrés avec sauvagerie. Les Espagnols, assiégés à Al Aroui, finirent par se rendre le , mais seront exterminés à leur tour[196].

Une des premières réactions du haut commandement fut de transférer une partie de la Légion vers la zone orientale alors en situation critique. Franco, qui se trouvait à la tête de sa bandera dans la région de Larache, fut réclamé d’urgence en renfort pour défendre Melilla sous le commandement de Millán-Astray. Le bataillon de Franco dut d’abord parcourir 50 km à marche forcée pour atteindre Tétouan, et plusieurs hommes moururent d’épuisement en cours de route ; ensuite, tous les hommes furent transportés jusqu’à Melilla, pour empêcher la ville d’être envahie et mise à sac[197]. Une fois assurée la défense de la ville, les unités de la Légion passèrent à une contre-offensive limitée le . Le jour même, Millán-Astray, blessé au combat, céda à Franco le commandement, ce qui lui permit d’entrer victorieux dans Nador à la tête de la Légion[197],[198]. Franco participa à la reconquête du territoire jusqu’en , avec la prise de Driouch. Il fut décoré de la médaille militaire et proposé au grade de lieutenant-colonel[197].

Entre-temps, ces désastres avaient embrasé la Péninsule et donné lieu à une fureur vengeresse dirigée tour à tour contre les troupes d’Abdelkrim, contre les militaires incapables, et contre la monarchie[199]. En même temps, des comptes étaient demandés aux officiers jugés responsables, par leur impéritie, du désastre. Franco était persuadé que la franc-maçonnerie, force selon lui extraordinairement occulte et dominante, était derrière ces critiques contre l’armée, qu’il considérait imméritées. À l'inverse, la Légion vit son auréole grandir[200], et Franco se trouva de nouveau au centre d’un événement de grand retentissement, grâce auquel il rehaussa son propre prestige et devint un héros aux yeux de l’opinion publique[201].

Mariage de Francisco Franco et de Carmen Polo (1923)[modifier | modifier le code]

« Les Noces d'un héroïque caudillo », chronique mondaine consacrée au mariage de Franco et Carmen Polo (Mundo Gráfico, 1923).

Lors de ses différentes permissions, qu’il mit à profit pour se rendre à Oviedo et rendre visite à sa future femme, Franco était accueilli en héros et invité à des banquets et aux mondanités de l’aristocratie locale[202]. Pour la première fois, la presse s’intéressait à lui : le , le journal ABC faisait sa couverture avec la photo de l’« As de la Légion »[199], et en 1923, Alphonse XIII lui décerna une décoration en même temps que la distinction rare de « gentilhomme de la chambre ». À Oviedo, le père de Carmen Polo avait fini par consentir au mariage de sa fille, dont la date fut fixée à juin 1922[202]. Cette même année, Franco publia un livre intitulé Diario de una Bandera, dans lequel il narre les événements vécus par lui à cette époque en Afrique[203].

Millán-Astray, à la suite de quelques déclarations où il réagissait avec désinvolture à la désignation d’une commission d’enquête chargée de cerner les responsabilités des déboires en Afrique — la dénommée commission Picasso, du nom du général Juan Picasso González, auteur du rapport final et grand-oncle du peintre Pablo Picasso —, fut destitué comme commandant de la Légion, et remplacé à son poste par le lieutenant-colonel Valenzuela, jusque-là à la tête d’une des banderas. Franco, dépité de ne pas s’être vu offrir le poste de chef de la Légion, au motif qu’il n’avait pas le grade requis, sollicita sa mutation vers la Péninsule, et fut à nouveau versé dans le régiment du Prince à Oviedo[201],[202]. Mais après que Valenzuela a été tué au combat le , Franco, successeur logique, fut désigné, une fois élevé au rang de lieutenant-colonel avec effet rétroactif le , commandant en chef de la Légion, ce qui impliquait son départ immédiat pour l’Afrique et l’ajournement de son mariage[201],[204]. Franco reprit donc le chemin du Maroc et y restera encore cinq mois, se vouant à réformer la Légion, avec des normes de conduite plus exigeantes, en particulier pour les officiers. Le , il retourna à Oviedo, où ses épousailles furent célébrées le , véritable événement mondain[205],[206] où, avec l’aval du Roi[206], Francisco Franco et Carmen Polo purent faire le leur entrée dans l’église San Juan el Real d’Oviedo sous dais royal. À l’occasion de la cérémonie, un journal de Madrid publia un article intitulé « Les Noces d’un héroïque caudillo », appellation que Franco se voyait alors attribuer pour la première fois[207],[208].

Le , un coup d’État inaugurait la dictature de Primo de Rivera, envers laquelle Franco se montra circonspect, car Primo était notoirement favorable à ce que l’Espagne se retire du Maroc[209]. Primo de Rivera confia à Franco la direction de la Revista de tropas coloniales, dont le premier numéro parut en . Franco y exposa sa conception de la guerre, selon laquelle il convenait d’éliminer l’adversaire, la négociation ou la politique ne pouvant selon lui avoir d’autre effet que de prolonger inutilement les affrontements[210].

Ajustement de la politique marocaine et redéploiement militaire[modifier | modifier le code]

Revista de tropas coloniales, no 1, .

Primo de Rivera s’était toujours opposé à la politique espagnole au Maroc et préconisait depuis 1909 l’abandon de ce Rif ingouvernable[211] ; Franco au contraire estimait que la présence espagnole au Maroc faisait partie de la mission historique de l’Espagne[212] et considérait la conservation du protectorat comme un objectif fondamental[213]. Jugeant que l’Espagne pratiquait au Maroc une politique erronée, faite de demi-mesures, très coûteuse en hommes et équipements, il préconisait une opération de grande envergure propre à établir un protectorat solide et à en finir avec Abdelkrim[214]. Si Franco reconnaissait certes la nécessité d’un repli militaire momentané, ce ne pouvait être que dans le but de lancer ensuite une offensive définitive visant à occuper tout le Rif et à écraser pour de bon l’insurrection[215].

Primo de Rivera aspirait à mettre fin aux opérations au Maroc, de préférence par la négociation, mais l’intransigeance d’Abdelkrim empêchait la signature de la paix souhaitée[216]. Abdelkrim, surmontant la désunion tribale, s’était proclamé émir, installa une sorte de gouvernement et commença début 1924 à se rendre maître de la partie centrale du protectorat, pour ensuite pénétrer dans la partie occidentale[217]. Ces mouvements provoquèrent le revirement de Primo de Rivera, qui décida alors de mener à outrance le combat contre Abdelkrim, conforté dans cette résolution par la perspective d’une collaboration avec la France et par sa conviction qu’Abdelkrim incarnait une offensive islamo-bolchevique[218].

Primo de Rivera mit alors en œuvre une importante réorganisation du dispositif militaire, consistant à maintenir dans l’est, en prévision d’une ultérieure contre-offensive espagnole, une ligne d’occupation limitée, concomitamment à une retraite plus vaste dans l’ouest, au prix de dégarnir les multiples positions isolées dans l'arrière-pays. Les opérations commencèrent en , et Franco et ses légionnaires furent chargés de protéger les retraites successives de quelque 400 positions mineures, et surtout de mener à bien l’opération la plus complexe et la plus périlleuse, la retirada vers Tétouan de la ville de Chefchaouen, qui fut pour Franco une expérience triste et amère. Ses troupes, exposées aux attaques et aux embuscades continuelles des hommes d’Abdelkrim, accomplirent ces opérations avec ténacité et compétence, sans désordre ni panique[219],[214],[220]. Le , la bonne marche de la manœuvre lui apporta une nouvelle promotion, au grade de colonel[221],[219],[220].

Abdelkrim, encouragé à se livrer à de nouvelles attaques, commit l’erreur de lancer des assauts contre les positions françaises, forgeant de la sorte contre lui une collaboration franco-espagnole[222],[223]. Les deux puissances européennes signèrent en un pacte de coopération militaire pour écraser une bonne fois la rébellion rifaine[222],[224]. Franco assista à l’entrevue entre Pétain et Primo de Rivera, où finalement le plan espagnol fut retenu, celui-là même que Franco avait défendu devant le roi et Primo de Rivera, et à l’élaboration duquel il avait pris part[223]. Il fut convenu qu’une armée française de 160 000 hommes ferait mouvement depuis le sud, tandis qu’un corps expéditionnaire espagnol attaquerait les rebelles depuis le nord. L’opération clef serait l’invasion amphibie de la baie d’Al Hoceïma, au cœur de la zone insurgée[224],[225].

Guerre franco-espagnole du Rif et débarquement d’Al Hoceïma (1925)[modifier | modifier le code]

Dans le cadre de l’opération, Franco, avec la Légion, les Réguliers de Tétouan, et les harkas de Muñoz Grandes, était chargé d’arriver par mer le , puis de pousser l’offensive sur les montagnes côtières[226]. Le plan avait de meilleures chances de succès car il bénéficiait du soutien logistique de la flotte française pendant le débarquement et de l’offensive terrestre des troupes françaises par le sud[223]. À la tête de la force d’attaque initiale, Franco s’illustra une fois de plus par sa détermination : au mépris du commandement naval, qui avait donné ordre de se retirer, il insista à poursuivre l’opération malgré les mauvaises conditions de la mer. Comme les péniches de débarquement n’arrivaient pas à franchir les bancs de sable, il sauta avec ses hommes dans l’eau, continua à pied, et ne tarda pas à établir une tête de pont sur la terre ferme[225],[226],[223],[224]. Ses troupes eurent d’abord à repousser diverses attaques, puis l’avancée définitive commença le , avec Franco menant l’une des cinq colonnes[227],[228]. Ainsi, par une avancée progressive et constante, le cœur de l’insurrection rifaine fut atteint, tandis que dans le même temps, les forces françaises progressaient dans le sud, piégeant Abdelkrim entre deux feux. La campagne se poursuivit pendant sept mois, jusqu’à la reddition du chef rifain en [228],[229].

Franco fut le seul chef à recevoir une mention spéciale dans le rapport officiel établi par son général de brigade[228]. Sa bravoure et son efficacité lui valurent d’être cité à l’ordre de la nation. Promu général de brigade le , à l’âge de 33 ans, il devint le plus jeune général d’Espagne et de toutes les armées d’Europe et la figure la plus connue de l’armée espagnole[229],[227],[230], et fut choisi pour accompagner le roi et la reine au cours de leur voyage officiel en Afrique en 1927[227]. La France aussi lui rendit hommage en lui décernant la Légion d’honneur en [226],[227].

Pour Franco, la lutte en Afrique, plus particulièrement le débarquement d’Al Hoceïma, fut une expérience qu’il devait par la suite se rappeler avec nostalgie et qui deviendra son sujet de conversation favori pour le restant de sa vie[230]. Plus tard, à Madrid, puis à Saragosse, en 1928, il rédigea ses Réflexions politiques, où il esquissait un projet de développement du Protectorat qui tienne compte des réalités indigènes, soulignant l’intérêt de créer des fermes modèles, insistant sur les distributions de semences de céréales, sur l’amélioration des races de bétail, sur l’opportunité d’un crédit à bon marché, sur le soin à apporter dans le choix des administrateurs militaires, etc.[231]

Le jour où fut annoncée l’ascension de Francisco Franco au grade de général, son succès fut éclipsé par la spectaculaire couverture donnée par la presse nationale à son frère cadet Ramón, lui aussi accueilli en héros, comme le premier pilote espagnol ayant traversé l’Atlantique, à bord de l’hydravion Plus Ultra[231]. À cette époque, Franco se montrait beaucoup plus extraverti, parlait volontiers, racontait des anecdotes, faisant même preuve d’humour, assez loin du cynisme froid qu’il affichera plus tard[232].

Dictatures de Primo de Rivera et de Dámaso Berenguer[modifier | modifier le code]

Séjour à Madrid (1926-1927)[modifier | modifier le code]

Durant sa période en Afrique, Franco s’était joint aux africanistes, qui s’étaient constitués en un groupe très soudé, gardaient continuellement le contact entre eux, se soutenaient les uns les autres face aux officiers péninsulaires (ou junteros, membres des Juntas de Defensa), et conspireront contre la République dès ses débuts. José Sanjurjo, Emilio Mola, Luis Orgaz, Manuel Goded, Juan Yagüe, José Enrique Varela et Franco lui-même étaient de notables africanistes et les principaux promoteurs du coup d’État de juillet 1936. Conscient dès cette époque de sa destinée privilégiée, Franco consigna dans ses Apuntes : « Depuis que j’avais été fait général à 33 ans, on m’avait placé sur la voie de grandes responsabilités pour le futur »[233].

Francisco Franco Salgado-Araújo, dit Pacón.

Nommé à Madrid, il résidait avec sa femme sur l’avenue Paseo de la Castellana, dans les beaux quartiers de la capitale. Ses deux années à Madrid furent une période d’intense vie sociale, encore que limitée par son salaire modeste de général de brigade. Le couple Franco menait une vie agréable, allait volontiers au théâtre et surtout au cinéma, le seul art que Franco goûtait intensément[234],[225]. À Madrid, son cercle d’amis le plus proche se composait des camarades du Maroc, tels que Millán-Astray, Varela, Orgaz et Mola. Il intégra son cousin Pacón à son état-major au titre d’assistant militaire personnel, amorce de la longue période où Pacón demeura à ce poste[235]. Si lors d’un entretien il déclara que son auteur favori était alors l’écrivain excentrique Ramón María del Valle-Inclán, ce fut pour préciser tout aussitôt que ses lectures et recherches l’inclinaient surtout vers l’histoire et l’économie. Il se constitua une bibliothèque personnelle, détruite par des groupes révolutionnaires lors de la mise à sac de son appartement madrilène en 1936[236].

Il avait soin dans le même temps d’entretenir sa réputation de technicien compétent, grâce à la Revista de tropas coloniales qu’il continuait à diriger et où il accueillait les spécialistes de l’histoire coloniale espagnole. Dans la seule année 1927, la revue consacra à Millán-Astray deux articles avec photos. Franco y manifestait une dévotion naturelle pour l’autorité, comme en témoigne le numéro de mai, presque entièrement occupé par un hommage au roi et à Miguel Primo de Rivera, avec un éditorial de sa main[234]. Si Franco s’était engagé aux côtés de Primo de Rivera, ce n’était pas par affinité pour le dictateur en lui-même, mais parce qu’un système autoritaire avait sa préférence à un régime parlementaire. Pour l’heure toutefois, il s’en tenait strictement à son statut de militaire professionnel, à l’écart de la politique[237].

Les généraux opposés à Primo de Rivera l’étaient moins par attachement au système constitutionnel qu’à cause des actions du dictateur pour réformer les forces armées, en particulier pour remédier à l’hypertrophie du corps d’officiers. Il se proposait de former une armée plus réduite, moins onéreuse et plus professionnelle. L'autre difficulté résidait dans l'opposition, déjà signalée, entre junteros et africanistes[238] qui, selon les conclusions de Primo de Rivera, tenait son origine dans la coexistence, depuis 1893, de quatre académies militaires séparées. Jugeant que les revers subis au Maroc étaient dus en partie au manque de coordination et aux rivalités entre les différentes armes, il en concluait qu’il fallait à la fois améliorer la formation des officiers et les rapports entre les différentes académies militaires, afin d’homogénéiser l’armée et de lutter contre un esprit de corps trop marqué. Il fit donc renaître en février 1927 l’Académie générale militaire, qui avait existé de 1882 à 1892, où les futurs officiers recevraient une instruction élémentaire commune, sans préjudice d’une formation spécialisée ultérieure séparée, en fonction des besoins des différents corps techniques. Il estimait enfin que Franco était l’homme adéquat pour diriger cette Académie ; il était non seulement un officier expérimenté dans le combat, ainsi qu'un professionnel d’une grande dignité et rigueur, capable d’inculquer aux cadets l’esprit patriotique, tout en améliorant la discipline et les compétences professionnelles[239],[240],[241].

Directeur de l’Académie générale militaire (1927-1931)[modifier | modifier le code]

Franco, directeur de l'Académie générale militaire.

En , Franco fut chargé par Primo de Rivera de diriger la commission qui devait mettre en chantier le nouvel établissement d’enseignement militaire. Franco se voua corps et âme à sa tâche et suivit de près les travaux de construction. Il visita Saint-Cyr, alors dirigé par Philippe Pétain, puis effectua plusieurs déplacements en Allemagne pour y examiner différentes académies militaires[242],[243]. Pendant son séjour à Dresde, il fut vivement impressionné par la culture militaire allemande et par ses traditions. L’orientation de base de l’Académie sera au diapason des cultures militaires française et allemande, fidèle en cela à la tradition espagnole depuis le XVIIIe siècle[244].

En , Franco déménagea à Saragosse pour assumer ses nouvelles fonctions et fut rejoint par sa famille deux mois plus tard, puis par Felipe et Zita, frère et sœur de sa femme[245]. Le , Franco fut nommé premier directeur de l’Académie de Saragosse, ce qui représentait un succès personnel, mais aussi une victoire des africanistes[246]. Le premier cursus de la nouvelle Académie fut inauguré à l’. La sélection des aspirants était sévère, et Franco avait imposé un concours d’entrée ardu et institué l’anonymat des copies. Il disposa que pour être admissibles les cadets devaient avoir entre 17 et 22 ans ; sur les 785 aspirants, 215 seulement furent agréés lors de la première promotion[247],[248]. L’institution attachait une grande importance à la formation morale et psychologique et inscrivait les cadets dans un cadre de formation propice à renforcer la discipline, le patriotisme, l’esprit de service et de sacrifice, le courage physique extrême, et la loyauté aux institutions établies, dont la monarchie[248]. Il s’agissait donc autant de l’apprentissage des armes que de la formation civique et morale d’« hommes d’élite » ; cette formation, que cristallisait le fameux « Décalogue du cadet », visait à étendre, dans la discipline et le sacrifice, l’esprit de corps à toute l’armée, et proscrivait tout ce qui pouvait nuire à la constitution de cet esprit, notamment les bizutages. Le sport tenait une place accrue : longues marches en montagne et randonnées à skis, souvent dirigées par Franco lui-même. L’enseignement des vingt professeurs était soumis à une coordination et à un contrôle permanents. Le projet politique n’est pas absent, puisqu’étaient prévues aussi, à l’intention des aspirants, de bonnes lectures, telles que la Revue anticommuniste internationale, à laquelle l’Académie s’était abonnée et dont Franco était un fidèle lecteur[242],[249],[250]. On remarque que la religion ne figure pas dans le susdit décalogue[251].

Franco prononçant un discours devant les élèves de l'Académie générale militaire, 1931.

La formation technique en revanche n’était pas un objectif prioritaire. Les candidats se destinant à une place dans les corps spécialisés disposaient d’autres lieux où suivre une formation spécialisée ; l’Académie elle-même manquait d’installations permettant de préparer complètement ses élèves dans la théorie et la pratique militaires[248]. L’Académie privilégiait la formation pratique avant l’apprentissage théorique. Franco, proscrivant les manuels officiels, exigea des instructeurs de se centrer sur l’expérience et sur les exercices pratiques. On s’exerçait certes au maniement des armes, mais, à l’inverse des armées européennes les plus avancées, qui se focalisaient sur le développement des chars et des blindés, Franco penchait pour la cavalerie, dont il supervisait souvent les exercices personnellement[252]. Le plan d’études fut élaboré principalement par le colonel Miguel Campins, ami personnel de Franco et compagnon d’Al Hoceïma[253],[248], l’un des militaires les plus instruits de l’armée, que Franco avait choisi au poste de sous-directeur, et dans une large mesure grâce à qui la formation donnée à Saragosse était d’une qualité nettement supérieure à celle des académies antérieures[247]. Dans le choix des enseignants, Franco privilégia ceux qui s’étaient élevés dans le rang pour mérites au combat et qui avaient une compétence spéciale dans le domaine technique, en conséquence de quoi les officiers de la mouvance africaniste prédominaient dans l’Académie[254],[250]. Il semble du reste que les cadets aient conservé un bon souvenir de leur directeur et lui aient accordé leur confiance, témoin le fait qu’au moment du déclenchement de la guerre civile, plus de 90 % des 720 officiers formés à l’Académie rejoindront le camp franquiste, proportion nettement plus élevée que pour l’armée dans son ensemble[249],[252].

À Saragosse, la nouvelle Académie avait acquis un grand prestige et les Franco jouissaient d’une vie sociale comme jamais auparavant[244]. Ils faisaient désormais partie de l’establishment local et Franco, devenu notable de province, sacrifia à ses obligations mondaines, rencontrant volontiers au casino militaire l’élite intellectuelle locale[251]. Une rue de Saragosse fut nommée à son nom en [254],[244]. C’est à cette époque aussi que fit irruption dans sa vie un personnage qui y jouera un grand rôle dans les années à venir, Ramón Serrano Súñer, originaire de Carthagène, le jeune homme le plus coté de la ville, réputé naguère le meilleur étudiant en droit d’Espagne, brillant avocat passionné de politique, qui pendant ses études à Madrid s’était lié d’amitié avec José Antonio Primo de Rivera, et qui épousa la sœur cadette de la femme de Franco, Zita Polo. Le futur cuñadísimo — trait d'humour formé d'après cuñado, ‘beau-frère’ — exerça dès les premières années de leur rencontre une influence déterminante sur la réflexion politique de Franco[255],[256],[257].

Franco commença à manifester un grand intérêt pour la politique. Sous l’influence du Bulletin de l’Entente internationale contre la Troisième Internationale, édité à Genève, auquel Primo de Rivera lui avait offert un abonnement en 1927, Franco avait ajouté le communisme à la franc-maçonnerie comme deuxième danger de subversion menaçant l’Espagne et le monde occidental. Mais Franco s’intéressait alors plus à l’économie qu’à la politique et aimait à se proclamer « calé » dans ce domaine[258].

Son fantasque frère Ramón, qui se piquait d’écrire, publia trois brefs récits autobiographiques, et se passionnait aussi pour le monde de l’art, avec une prédilection pour l’avant-garde, en net contraste avec les goûts traditionnels de son frère. Il se fit franc-maçon, au moment même où Franco concevait une répulsion radicale contre la franc-maçonnerie[259]. Ramón se livra à la subversion politique et, quand eut éclaté le la rébellion militaire républicaine, Ramón, en compagnie d’un petit groupe de conspirateurs, s’empara d’un petit aérodrome près de Madrid, puis survola le Palais royal en éparpillant des tracts qui proclamaient la république, avant de quitter précipitamment les lieux[260]. Après l’échec de cette tentative de coup de force, et après qu’il a été accusé en de préparation d’explosifs et de détention illégale d’armes[261], Ramón dut choisir l’exil à Lisbonne, où il se retrouva sans moyens et adressa à son frère une demande d’aide. Franco réagit par l’envoi d’une somme de 2 000 pesetas, c’est-à-dire tout ce qu’il avait pu réunir en si peu de temps[260], mais en accompagnant son envoi d’une missive, certes affectueuse, mais chargée aussi de remontrances, pour ramener son frère dans le « droit chemin »[262]. Il y posait notamment que « l’évolution raisonnée des idées et des peuples, se démocratisant dans les limites de la loi, constitue le véritable progrès de la patrie, et toute révolution extrémiste et violente l’entraînera vers les tyrannies les plus odieuses ». Ceci tend à montrer que Franco n’était pas du tout contraire aux réformes démocratiques, moyennant qu’elles fussent légales et ordonnées, établies de préférence sous le régime de la monarchie. Le modèle de rébellion militaire du XIXe siècle lui paraissait irrévocablement dépassé[263]. Il apparaît aussi de cette lettre que Franco tendait à séparer ses positions politiques et les impératifs de la solidarité familiale, manifestant en cette occasion, comme le note Andrée Bachoud, « un autre trait de sa personnalité : un esprit de clan qui l’emporte sur la conviction idéologique. Son expérience au Maroc lui a appris à préférer les fidélités personnelles aux communautés d’idées, toujours révisables »[264].

Sous la dictature de Dámaso Berenguer[modifier | modifier le code]

Franco revêtu de sa cape d'hiver (vers 1930).

Franco regretta la démission de Primo de Rivera, devenu de plus en plus impopulaire et privé de l’appui du roi Alphonse XIII et de la plupart des hauts gradés de l’armée, et jugeait les Espagnols bien ingrats d’oublier les réussites du dictateur, tout en se gardant d’exprimer ses sentiments en public[265].

La Dictablanda qui s’ensuivit — jeu de mots sur dictadura, et pouvant se traduire par dictamolle — fut marquée par le soulèvement de Jaca de , épisode pendant lequel Franco se tint publiquement du côté du régime. Résidant à Saragosse, et donc très proche du théâtre des événements, il mit, sans en attendre l’ordre, ses cadets en colonne de marche pour aller barrer la route qui va de Huesca à Saragosse. Il s’empressa ensuite de proposer ses services au roi et siégea au tribunal militaire chargé de juger les insurgés[266].

Entre-temps, une coalition républicaine avait été créée regroupant des républicains convaincus issus des partis de gauche et du centre, des autonomistes catalans et basques, et des démocrates issus de cercles monarchistes déçus par la dictature de Primo de Rivera[267]. En 1931, Alphonse XIII, devant le mécontentement qu’il ne parvenait plus à contenir, se résigna à remplacer Dámaso Berenguer par le vieil amiral « apolitique » Aznar, qui organisa une consultation locale de routine, les élections municipales du , dont les résultats mirent en évidence l’antimonarchisme majoritaire de la population espagnole. Toutes les grandes villes et la quasi-totalité des capitales de province furent emportées par un raz-de-marée républicain, et un déferlement de manifestants proclama la république le [268],[269].

À Saragosse, Franco était atterré, s’étant en effet imaginé que la majorité de la population continuait d’appuyer la couronne. Il fut seul, aux dires de Serrano Suñer, à envisager la possibilité d’armer ses cadets et de les lancer sur Madrid en défense du roi[268], mais lorsqu’il fit part de son intention à Millán-Astray, celui-ci partagea avec lui une confidence de Sanjurjo, selon qui cette option ne recueillerait pas d’appuis suffisants, et qu’en particulier elle n’avait pas le soutien de la Garde civile ; cela lui fera renoncer[270].

Par la suite, Franco reprocha à Berenguer de n’avoir pas proclamé l’état d’urgence qui aurait sauvé la monarchie, et prétendra également que « la monarchie n’avait pas été rejetée par le peuple espagnol »[268]. Il considérait que la prise du pouvoir par les républicains était une usurpation, une sorte de « pronunciamiento pacifique », perpétré en l’absence de toute opposition organisée[270], Alphonse XIII p. ex. n’ayant rien entrepris pour s’opposer à la prise de pouvoir par les républicains, de sorte que la légitimité passa au nouveau régime par l’effet de son renoncement[271]. D’autre part, Franco admettait dans sa correspondance privée que les institutions étaient appelées à changer avec les temps nouveaux, ce qui d’un certain point de vue serait regrettable, mais en même temps compréhensible, et même, si le nouveau régime se révélait juste et honnête, acceptable[272].

Sous la République[modifier | modifier le code]

Début , l’Espagne se trouvait en situation insurrectionnelle, et en fut convoquée une assemblée constituante, chargée de doter le pays d’une constitution moderne[273].

Sous la Deuxième République espagnole, la carrière de Franco connaîtra une trajectoire fort différente selon les trois phases politiques qui se sont succédé pendant cette période, à savoir : la phase biennale libérale de gauche (1931-1933) ; la phase biennale de contre-réforme centriste et de droite (1933-1935) ; et le régime quasi révolutionnaire du Front populaire à partir de [271].

Biennat libéral (avril 1931-novembre 1933)[modifier | modifier le code]

Fermeture de l’Académie de Saragosse et phase d’ostracisme[modifier | modifier le code]

Manuel Azaña avec un groupe de militaires, dont Franco (à droite).

Franco ne chercha pas à gagner les faveurs du nouveau gouvernement et ne craignait pas d’exprimer sa fidélité au régime antérieur, cultivant ainsi une image d’homme de convictions[274]. Il se montrait disposé à se ranger au nouvel ordre établi et se maintiendra dans une position de professionnalisme apolitique discipliné, sans égard pour ses sentiments personnels, jusqu’à quatre jours avant le début de la guerre civile[275].

En juillet, Manuel Azaña, le nouveau ministre de la Guerre, se proposa de mener une réforme des armées visant notamment à réduire les dépenses militaires. L’armée espagnole était un objectif primordial du réformisme républicain, et Azaña était résolu à la réorganiser de fond en comble, et surtout à créer un nouveau cadre institutionnel et politique propre à remettre l’armée à sa place. Une de ses préoccupations majeures était l’hypertrophie du corps des officiers ; au moyen d’une politique généreuse de départs à la retraite volontaires, avec « parachute doré » sous la forme d’une pension quasi complète, d’avantages fiscaux et en nature, le nombre des officiers tomba en un peu plus d’un an de 22 000 à moins de 12 400[276],[277],[278],[275]. Franco pour sa part soutenait, tant dans ses conversations privées que dans sa correspondance, qu’il était de la responsabilité des officiers patriotes de rester en fonction, et de sauvegarder ainsi autant que possible l’esprit et les valeurs de l’armée[279]. L’objectif d’Azaña était aussi de démocratiser et de républicaniser le corps des officiers, de révoquer les projets-vedettes de Primo de Rivera, et de favoriser les factions plus libérales, au détriment des africanistes[275].

D’autre part, Azaña procéda à une révision du système des promotions, avec vérification de la légitimité de celles qui avaient été accordées dans les années antérieures, ce qui ne manqua pas de provoquer de l’aigreur, notamment chez Franco, qui vit le sa promotion au grade de colonel confirmée, mais invalidé son titre de général de brigade[280],[278],[281]. Avec ces dispositions, le ministre Azaña entendait assurer des perspectives de promotion aux officiers du rang, plus favorables au régime par définition[277].

Dans la même logique d’économie et d’efficacité, les six académies militaires existantes furent réduites à trois ; une nouvelle fut créée, destinée à la force aérienne. L’Académie militaire de Saragosse, sacrifiée, fut fermée en , sous prétexte que l’établissement cultivait un esprit de caste étriqué, auquel il y avait lieu de substituer une formation plus technique[281]. Franco exprime publiquement son mécontentement quand il prit congé de la dernière promotion de cadets. Dans son discours d’adieu le , devant les cadets, il se positionna ouvertement contre la réforme, insistant aussi sur l’importance de maintenir la discipline, y compris et surtout quand la pensée et le cœur entrent en contradiction avec les ordres reçus d’une « autorité supérieure plongée dans l’erreur ». Il insinua que « l’immoralité et l’injustice » caractérisaient les officiers qui aujourd’hui servaient dans le ministère de la Guerre et conclut par un « Vive l’Espagne », au lieu du « Vive la république ! » de rigueur[282],[283].

Franco vers 1930.

Azaña ensuite lui adressera un avertissement discret, lui exprimant son « déplaisir » (disgusto) et joignant une note défavorable à son état de service[284]. Une fois fermée l’Académie de Saragosse, Franco se retrouva mis en disponibilité forcée pendant les huit mois suivants. À l’ circulaient de fortes rumeurs de coup d’État, où étaient cités les noms des généraux Emilio Barrera et Luis Orgaz et de Franco lui-même ; Azaña nota dans son journal que Franco était « le seul qu’il faille craindre » et qu’il était « le plus dangereux des généraux »[284], ce pourquoi il fut pendant un temps constamment surveillé par trois policiers, alors qu’il s’abstenait (si l’on en croit ses papiers personnels) de toute déclaration ou attitude hostile au gouvernement[285]. Azaña n’eut garde d’élargir le fossé qu’il venait de creuser entre les militaires et lui-même, et s’attacha à poursuivre sa ligne politique consistant à intégrer l’armée à la normalité républicaine et à placer des officiers sûrs aux commandes. Ainsi Ramón Franco, qui avait donné de nombreux gages à la cause républicaine, fut-il nommé directeur de l’aéronautique[277].

Tout indique que Franco admettait le régime républicain comme permanent, voire légitime, encore qu’il eût voulu le voir évoluer dans une direction plus conservatrice. Il nota dans ses Apuntes :

« Notre souhait doit être que la république soit victorieuse, […] en la servant sans réserves, et si par malheur cela ne peut être, que cela ne soit pas à cause de nous[286]. »

En , figurant comme témoin devant la Commission des responsabilités chargée d’examiner les peines de mort prononcées contre les officiers qui avaient participé au soulèvement de Jaca en 1930, il affirma sa conviction qu’« ayant reçu en dépôt sacré les armes de la Nation et les vies des citoyens, il serait criminel en tous temps et dans toute situation que nous, qui sommes revêtus de l’uniforme militaire, puissions les brandir contre la Nation ou contre l’État qui nous les octroie »[287]. Pourtant, l’instauration de la république marqua le début de la politisation de Franco, qui depuis lors prenait en compte les facteurs politiques dans chacune de ses décisions importantes[288].

La fratrie Franco pourrait passer pour un échantillonnage des diverses réactions suscitées par les réformes républicaines. Nicolás, professionnel compétent, joyeux et expansif, resta dans l’attentisme, essayant de mener ses affaires au mieux ; quoique gagnant bien sa vie à Valence, il démissionna pour revenir dans la marine comme professeur à l’école navale de Madrid[289],[286]. Ramón devint une sorte de vedette par ses positions politiques outrancières ; ainsi, il militait en faveur d’une Fédération des républiques ibériques et se présenta comme candidat en Andalousie sur la liste républicaine révolutionnaire, dont le programme prévoyait l’autonomie régionale, la disparition des latifundia, avec redistribution de la terre aux paysans, la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, la liberté religieuse etc. Il connut des succès électoraux, représenta Barcelone au Parlement, mais finit par se déconsidérer[290],[288]. Les contentieux entre Franco et son frère Ramón finissaient toujours par être surmontés par le souci de ménager leur mère que tous deux vénéraient, et par cette disposition de caractère de Francisco qui lui faisait privilégier son appartenance à sa famille et à son clan sur ses convictions politiques[291] à ses convictions politiques.

Affectation à La Corogne et Sanjurjade[modifier | modifier le code]

Franco passa retiré dans les Asturies, dans la maison familiale de sa femme, ses huit mois sans affectation[288]. Cet intervalle d’ostracisme prit fin lorsque son attitude d’abstention politique lui eut permis de retrouver finalement du service le comme chef de la XVe brigade d’Infanterie de Galice, à La Corogne, ce qui valait claire reconnaissance de sa personne de la part d’Azaña[292]. Il semble que celui-ci ait conclu que le nouveau régime était consolidé et que Franco, en dépit de ses points de vue conservateurs, était un professionnel fiable qu’il n’y avait pas lieu de marginaliser[293].

Cette nouvelle affectation n’était pas plus exigeante que celle à Madrid, et les années 1931-1933 seront les dernières d’une vie détendue, non accablée par les responsabilités[294]. Il allait donc goûter la vie paisible d’un notable en Galice, disposant de temps libre à consacrer à ceux qu’il aimait, dont sa mère, à qui il rendait souvent visite. Il prit pour aide de camp son cousin Pacón[285].

Procès des conjurés de la Sanjurjada : le général José Sanjurjo et ses comparses, .

Le eut lieu la seule tentative de rébellion militaire survenue sous la république avant la guerre civile. L’opinion relativement favorable de beaucoup d’officiers vis-à-vis du nouveau régime avait changé considérablement vers la fin de l’année 1931, mais sans qu’il y eût déjà une dissidence organisée[294]. José Sanjurjo décida d’agir avant que l’autonomie ne fût accordée à la Catalogne. Le coup de force, mal planifié, avait reçu l’appui principalement de monarchistes, et aussi de républicains conservateurs. Sanjurjo affirma par la suite que le but n’était pas la restauration, mais la formation d’un gouvernement républicain plus conservateur qui soumettrait à plébiscite un projet de changement de régime[295]. Franco eut pendant toute la préparation du complot de fréquents contacts avec lui, mais semble, comme presque tous les hauts gradés en active, avoir pris d’emblée ses distances[296]. Ainsi, en , quatre semaines avant la Sanjurjada, Sanjurjo eut à Madrid un entretien secret avec Franco pour lui demander son appui à son pronunciamiento ; Franco ne le lui apporta pas, mais resta tellement ambigu, que Sanjurjo a pu être amené à penser qu’il pourrait compter sur lui, une fois le coup d’État enclenché[297]. Pourtant, au moment du pronunciamiento, Franco se trouvait à son poste à La Corogne, assurant le commandement de la place, et ne se joignit pas aux rebelles. Le coup d’État ayant avorté, Sanjurjo fut traduit devant le conseil de guerre et pria Franco de le défendre, mais celui-ci, bien que conscient que la peine pour rébellion serait probablement la mort, déclina et lui répondit : « Je pourrais, en effet, vous défendre, mais sans espoir. Je pense en justice que vous étant soulevé et ayant échoué, vous avez acquis le droit de mourir »[295],[298]. De toute façon, réticent à se lancer dans des aventures incertaines, Franco à aucun moment n’avait adhéré ni éprouvé de sympathie pour ce putsch[296] et préférait se tenir à l’écart de l’agitation politique du moment[299], mais n’en continuera pas moins à visiter régulièrement Sanjurjo dans sa prison[300].

Préfet militaire aux Baléares[modifier | modifier le code]

En , après que Franco a passé une année à La Corogne, Azaña, pour récompenser sa loyauté et en quête peut-être d’appuis face aux violences populaires, ou rassuré par sa discrétion, le nomma en commandant de la région militaire des Baléares[299]. Cette nouvelle affectation ayant valeur de promotion, puisqu’il s’agissait d’un poste qui revenait normalement à un général de division, cette mutation pourrait en effet s’inscrire dans les efforts d’Azaña pour attirer Franco dans l’orbite républicaine, en le récompensant pour sa passivité durant la Sanjurjada[301]. Il est vrai que l’attitude de Franco, qui ne s’était engagé dans aucun des multiples mouvements antiparlementaires de droite qui avaient émergé au cours des deux dernières années en Espagne, pouvait apparaître rassurant au gouvernement[302]. Toutefois Azaña consigna dans son journal qu’il était préférable de garder Franco éloigné de Madrid, où « il sera plus à l’écart des tentations »[303],[304],[305].

Franco, qui pour sa part jugeait que sa mutation équivalait à une mise à l’écart[278], se voua cependant tout entier à sa nouvelle fonction. L’Italie fasciste ayant manifesté un intérêt stratégique pour les Baléares, il apparaissait nécessaire de renforcer les défenses de l’archipel. L’armée espagnole n’était pas spécialement préparée dans l’art de la défense côtière, de sorte que Franco se tourna vers la France et sollicita l’attaché militaire en poste à Paris de lui transmettre de la bibliographie technique à ce sujet. L’attaché confia la mission à deux jeunes officiers qui suivaient alors les cours de l’École de guerre, le lieutenant-colonel Antonio Barroso et le lieutenant de vaisseau Luis Carrero Blanco, qui formulèrent une série de propositions. À la mi-mai, Franco envoya à Azaña un plan détaillé d’amélioration des défenses insulaires, qui fut approuvé par le gouvernement, mais mis en œuvre en partie seulement[305].

Juan March vers 1931.

Malgré les incertitudes, les premières années républicaines ne furent pas une période de forte tension pour les Franco. Ils faisaient souvent le voyage de Madrid, où ils avaient fait acquisition d’un appartement et où ils fréquentaient les théâtres, les cinémas etc.[306] Aux Baléares, Franco noua des relations notamment avec un personnage redoutable pour la république, l’homme le plus riche d’Espagne[réf. nécessaire], le financier Juan March, qui depuis 1931 essayait de protéger sa fortune contre les mesures de justice sociale du régime républicain[307],[302]. C’est probablement durant son séjour à Majorque que Franco se convertit sans le dire à l’action politique, même s'il prétendra encore longtemps ne pas s’y adonner[308].

La Maçonnerie mise à nu, pamphlet antimaçonnique de Francisco Ferrari Billoch (1936).

Lisant alors beaucoup, Franco était préoccupé par la révolution communiste et par le Comintern, mais sa principale idée fixe dans ces années-là était que le monde occidental était rongé de l’intérieur par une conspiration de la gauche libérale, organisée par la franc-maçonnerie, d’autant plus insidieuse que les francs-maçons n’étaient pas des prolétaires révolutionnaires, mais en majorité des bourgeois rangés et respectables. Il croyait que bourgeoisie et franc-maçonnerie s'étaient alliées aux grandes entreprises et au capital financier, entités qui, ignorant la moralité et la loyauté politique, n’avaient d’autre objectif que d’amasser des richesses au prix de la ruine du peuple et au détriment du bien-être économique général. Le monde était selon lui menacé par trois internationales : le Comintern, la franc-maçonnerie et le capitalisme financier international, qui tantôt se combattaient, tantôt collaboraient et se soutenaient l’une l’autre pour saper la solidarité sociale et la civilisation chrétienne[309]. La franc-maçonnerie restait la principale bête noire de Franco, et l’obsession anti-maçonnique lui tenait lieu de grille de lecture capable de rendre compte de toute attaque contre son système de valeurs[308].

Franco ne se sentait aucune affinité avec l’extrême droite. Malgré la création de la Phalange en 1933, le fascisme mussolinien, s’il exerçait un profond attrait sur une partie de la jeunesse espagnole, continuait d’être faible en Espagne et Franco ne lui manifestait aucun intérêt, le fascisme restant fort éloigné de ses orientations profondes[302],[310].

Franco commença à manifester ouvertement ses préférences partisanes. En 1933, il fut tenté d’être candidat pour la CEDA, mais son beau-frère lui ayant fait remarquer qu’un général pouvait être plus utile qu’un député dans les circonstances présentes, il s’était borné à voter ostensiblement pour ce parti. Il demeurait intimement monarchiste et catholique ; son mariage l’avait rapproché d’une société de possédants, qui pensait et sentait à droite, mais face aux propositions politiques du moment, il manifestait dans ses choix un certain éclectisme. Plus tard, il tiendra à affirmer d’abord sa dette envers Víctor Pradera, exposant de la droite traditionaliste[311].

Biennat conservateur (novembre 1933-février 1936)[modifier | modifier le code]

Par suite de la désunion de la gauche et à la faveur du système électoral, la CEDA, coalition de droite dirigée par José María Gil-Robles, remporta les élections générales du et du [312]. Après sa victoire, la CEDA, qui dans son ensemble n’était nullement tentée par le fascisme[313], s’attela à annuler les réformes qui avaient timidement été engagées par le gouvernement socialiste sortant. Les patrons et propriétaires terriens mirent à profit cette victoire pour abaisser les salaires, licencier des ouvriers (en particulier les syndicalistes), déloger les métayers de leurs terres, et augmenter le montant des fermages[314]. Parallèlement, au sein de la formation socialiste, les modérés furent supplantés par des membres plus radicaux ; Julián Besteiro se vit ainsi marginalisé, pendant que Francisco Largo Caballero et Indalecio Prieto accaparaient tout le pouvoir de décision[315]. L’aggravation de la crise économique, la révocation des réformes et les proclamations radicales des dirigeants de gauche déterminaient une atmosphère d’insurrection populaire. Dans les endroits où les anarchistes étaient majoritaires, les grèves et les affrontements entre travailleurs et forces de l’ordre se succédaient à une cadence rapide. À Saragosse, il fallut l’intervention de l’armée pour étouffer une amorce d’insurrection, avec levée de barricades et occupation de bâtiments publics. Comme la majeure partie de la droite espagnole, Franco voyait dans les mouvements révolutionnaires en Espagne les équivalents fonctionnels du communisme soviétique[316].

Promotions[modifier | modifier le code]

Jusqu’en , malgré ce retournement de tendance, Franco se tenait toujours à l’écart de la politique, étant alors tout à son chagrin de la mort de sa mère, survenue le [312] (le faire-part de décès ne portait d’ailleurs aucune mention de son ancien mari)[317]. Il rencontra en juin le nouveau ministre de la Guerre, Diego Hidalgo y Durán, qui désirait faire connaissance avec son général le plus célèbre et qui semble avoir été très impressionné par la rigueur et par la minutie avec lesquelles Franco accomplissait ses fonctions, ainsi que par la discipline qu’il imposait à ses hommes. Fin , après la constitution du gouvernement Lerroux, le ministre de tutelle éleva Franco, avec effet immédiat, au grade de général de division, en même temps qu’il réintégra Mola dans l’armée, qu’il commua la peine d’emprisonnement de Sanjurjo en exil au Portugal, et qu'il s’entourait de plus en plus d’éléments durs de l’armée[312],[307],[318].

Insurrection révolutionnaire d'octobre 1934[modifier | modifier le code]

Une église catalane dévastée à la une du journal Ahora, .

Le fut formé un nouvel exécutif, présidé cette fois encore par Lerroux, et auquel viendront se joindre trois autres membres de la CEDA. L’attitude revanchiste du gouvernement Lerroux précédent avait accentué le mécontentement populaire et incité la gauche révolutionnaire à réagir. En outre, la gauche, inquiète de la montée des dictatures fascistes en Europe, amalgamait la CEDA à des positions fascistes[319],[320]. À l’annonce, le , de la constitution du nouveau gouvernement Lerroux, l’UGT, les communistes et les nationalistes catalans et basques — auxquels la CNT anarchiste dédaigna de s’associer, sauf dans les Asturies — organisèrent le , à l’effet de renverser le nouveau gouvernement, une insurrection impromptue, qui dégénéra bientôt en révolution[321]. Cette dernière fut effective dans plusieurs secteurs du pays comme la Catalogne, le Pays basque et, principalement, les Asturies. Si dans d’autres zones, le mouvement fut réprimé avec une relative facilité par les comandancias militaires locales, il n’en fut pas de même dans les Asturies où les mineurs libertaires s’unirent à leurs collègues socialistes, communistes et para-trotskistes. Disciplinés, munis d’explosifs et d’armes saisies dans les arsenaux, les révolutionnaires constituèrent une force de 30 000 à 70 000 hommes, qui réussit à se rendre maître de la plus grande partie de la région, à prendre d’assaut la Fabrique d'armes de Trubia, à occuper les bâtiments publics — à l’exception de la garnison d’Oviedo et du centre de commandement de la Garde civile de Sama de Langreo — et à couper la route à la colonne du général Carlos Bosch Bosch, qui s’était élancée au départ de León[322],[315]. Les révolutionnaires tuèrent de sang froid entre 50 et 100 civils, principalement des prêtres et des gardes civils, dont plusieurs adolescents du séminaire, incendièrent des églises et mirent à sac des édifices publics[323]. En outre, ils pillèrent plusieurs banques et mirent la main sur 15 millions de pesetas, butin jamais récupéré[324].

Pour le gouvernement, il n’y eut d’autre recours que l’armée. Hidalgo Durán fit appel aux officiers les plus sûrs, et décida que Franco, sans doute en raison de sa connaissance des Asturies et de son inflexibilité, resterait à ses côtés, avec la mission officieuse de mener la contre-offensive et la répression. Hidalgo voulut d’abord envoyer Franco directement dans les Asturies, mais Alcalá-Zamora lui fit comprendre que la personne au commandement devait être un officier libéral s’identifiant totalement à la république. Aussi le chef des opérations sur le terrain allait être le général Eduardo López de Ochoa, républicain sincère et franc-maçon notoire[325],[326]. Conscient de son incompétence militaire et subjugué par Franco, Hidalgo l’installa donc dans son propre bureau comme assesseur technique[325]. Si donc Franco dirigea les opérations seulement à titre de conseiller direct du ministre de la Guerre, il disposait d’une capacité d’initiative et de pouvoirs considérables rendus possibles par sa proximité avec le ministre. Franco planifia et coordonna les opérations militaires dans tout le pays et eut même l’autorisation d’user de certaines facultés relevant de la compétence du ministère de l’Intérieur[327],[328],[329]. Pendant dix jours, assisté par son cousin Pacón et par deux officiers de marine de sa confiance, Franco n’allait pas quitter le ministère de la Guerre, dormant la nuit sur le divan du bureau qu’il occupait, tandis que la loi martiale était décrétée dans toute l’Espagne[327],[330],[329]. Pour lui, l’insurrection faisait partie d’une vaste conspiration révolutionnaire fomentée par Moscou[329]. José Antonio Primo de Rivera prit contact avec Franco en avril 1931 pour le conjurer sur un ton pathétique de défendre l’unité de l’Espagne et son indépendance contre le coup d’État révolutionnaire. Franco cependant ne tint pas trop compte des alarmes de l’extrême droite et ne répondit pas à la missive de José Antonio[331].

Pour vaincre la très vive résistance des mineurs, il fallut le pilonnage d’Oviedo par air et par mer et l’envoi des troupes coloniales[327]. La composante clef des forces de répression était en effet un corps expéditionnaire de deux bataillons du Tercio et deux tabores marocains, en plus d’autres unités du Protectorat, formant ensemble une troupe de 18 000 soldats, dépêchée par bateau à Gijón[324]. Le chef de cette troupe, le lieutenant-colonel López Bravo, ayant manifesté sa répugnance à tirer sur des compatriotes, avait été débarqué à La Corogne, sur ordre de Franco, et remplacé par Juan Yagüe, son vieux compagnon d’Afrique, alors en permission[325], dont les troupes s’employèrent à expulser d’Oviedo les révolutionnaires, puis à les réduire aux secteurs houillers des environs[324]. Cette idée de transférer les unités d’élite du Maroc vers les Asturies et de les envoyer contre les insurgés venait sans doute de Franco[327], cependant un tel transfert n’était pas inédit, Azaña l'ayant déjà ordonné par deux fois dans le passé récent. Cette décision fut déterminante, attendu que les unités régulières de l’armée espagnole se composaient d’appelés du contingent, dont beaucoup étaient de gauche, et qu’elles avaient une capacité de combat limitée[326]. Tout officier soupçonné de tiédeur fut remplacé[327], tel que son cousin le commandant Ricardo de la Puente Bahamonde, officier de la force aérienne, d’idées libérales, qui avait la charge d’une petite base aérienne près de León et avait laissé transparaître quelque sympathie pour les insurgés, et que Franco destitua sur-le-champ de son commandement[332],[324].

Les troupes coloniales défilent dans Gijón après l'écrasement de la révolution asturienne de 1934.

La répression fut impitoyable, et dans le processus de « reconquête » de la province, les troupes de répression, avec l’accord de leurs chefs, se livrèrent sans retenue au massacre et au pillage[327]. Sans doute y eut-il de nombreuses exécutions sommaires, encore qu’on ait pu identifier qu’une seule victime réelle[324]. Certes, les mineurs du bassin des Asturies avaient pillé et tué des religieux et des gardes civils, mais les troupes marocaines, selon les termes d’Andrée Bachoud, « rendront les coups au centuple », avec plus d’un millier de tués et un grand nombre de viols ; « avec la pratique qu’il avait de ces troupes, Franco ne pouvait être surpris par ce déchaînement assassin, et l’avait-il sans doute voulu pour donner une terrible exemplarité au châtiment, sans le moindre état d’âme. C’était pour lui la seule riposte possible au danger couru par la civilisation occidentale. » Comme il le déclara le , la guerre avait commencé :

« Cette guerre est une guerre de frontières et les frontières sont le socialisme, le communisme et toutes ces formes qui attaquent la civilisation pour la remplacer par la barbarie[333]. »

Franco, requis par Hidalgo de rester dans le ministère pour aider à coordonner la pacification subséquente, demeura à Madrid jusqu’en . López de Ochoa négocia, comme le souhaitait Alcalá Zamora, un cessez-le-feu par lequel les révolutionnaires, avec à leur tête notamment Belarmino Tomás, remettaient les armes en échange de la promesse que les troupes de Yagüe n’entreraient pas dans le bassin minier[324]. Les engagements pris par López Ochoa semblent n’avoir pas été parfaitement respectés par Hidalgo, c’est-à-dire par Franco, sous prétexte que les mineurs n’avaient pas eux-mêmes exécuté toutes les clauses de l’accord[334].

Lisardo Doval en compagnie de Franco.

La répression politique à froid qui suivit sera marquée par la même démesure, et la responsabilité du nettoyage appartenait là encore au général Franco ; son homme de main fut le commandant de la Garde civile, Lisardo Doval, ancien condisciple de Franco à l’Académie de Tolède, qui avait déjà sévi dans les Asturies en 1917, et qui s’activa à réprimer avec un zèle sadique, torturant et exécutant ses prisonniers[335],[336]. Nommé le à la tête d’une juridiction spéciale jouissant de l’autonomie administrative, Doval eut sous sa coupe de 15 à 20 mille prisonniers politiques, sur lesquels il se livra dans un couvent d’Oviedo à des interrogatoires musclés assortis de tortures, à telle enseigne que le gouverneur des Asturies demanda et obtint sa destitution fin décembre[337]. Bien qu’on ait essayé de minimiser la responsabilité de Franco dans ces pratiques, les documents d’archives ne laissent aucun doute sur ses intentions ni sur sa pleine adhésion aux méthodes de Doval, qu’il félicita « affectueusement pour l’important service qu’il vient de rendre », ce qui tend à attester que Franco n’a guère changé de convictions ni de méthodes[335]. En particulier, un télégramme de félicitations de Franco adressé à Doval daté du a été retrouvé[338], qui dénote, selon Bartolomé Bennassar, que Franco, « persuadé de combattre dans les Asturies contre la révolution, sur un front où les ennemis étaient le socialisme, le communisme et la barbarie, découvrant aux Asturies l’action du Komintern, était prêt à utiliser tous les moyens, sans le moindre scrupule de conscience, ne voulant même plus se souvenir des dures conditions de vie des prolétaires asturiens, pourtant connues de lui. Indifférent à la mort des autres, il n’est pas à proprement parler cruel, mais à 42 ans, il est insensible, et déjà tendu vers le pouvoir »[339].

L’insurrection et sa répression, causant plus de 1 500 morts, ouvrit une fracture définitive entre la droite et la gauche[315]. Guy Hermet note que

« les morts tombés de part et d’autre alimentèrent la haine et la rancœur dans les deux camps. L’affaire des Asturies dessine le tournant central de la Seconde République, en traçant déjà le clivage qui va séparer les deux camps antagonistes de la Guerre civile. À partir de ce moment, la classe ouvrière et la gauche n’avaient pas seulement basculé dans une opposition vengeresse à la république conservatrice née des élections de 1933 ; elles avaient également cessé de concevoir la démocratie comme un régime de compromis et d’alternance au pouvoir de courants idéologiques distincts, et n’acceptaient plus d’autre issue que celle d’un gouvernement révolutionnaire irréversible. […] Sur leur aile gauche, les anarchistes étaient devenus tout disposés à une collaboration suivie avec les communistes et même à l’établissement de certains liens organiques avec eux ; en bref, ils songeaient à promouvoir une version espagnole de la révolution d'Octobre[340]. »

Pourtant, aucune des organisations politiques impliquées dans l’insurrection ne fut mise hors la loi, encore que dans certaines provinces les sections socialistes aient dû fermer. Des centaines de dirigeants passèrent en jugement sous la loi martiale et plusieurs sentences de mort furent prononcées, notamment à l’encontre de militaires déserteurs qui avaient rejoint les révolutionnaires, mais finalement, seules deux personnes furent exécutées, dont l’une s’était rendue coupable de multiples assassinats. Si la CEDA glissa vers une ligne dure, Alcalá Zamora, conformément à son objectif de « recentrer la République », estimait qu’il fallait se réconcilier avec la gauche plutôt que de la réprimer et insista pour que toutes les peines de mort fussent commuées. Franco, bien qu'horrifié par la politique d’apaisement du président, campa sur sa ligne ordonnanciste de discipline stricte[341].

Le , pendant les ultimes affrontements dans les Asturies, le général Manuel Goded d’une part, qui avait été d’abord un fervent libéral, puis, déçu par le gouvernement du bienio liberal, un opposant à celui-ci, et le général Joaquín Fanjul d’autre part, suggérèrent à Gil-Robles et à Franco que le moment était venu pour la droite de s’emparer du pouvoir. Franco refusa catégoriquement, indiquant que si quelqu’un devait évoquer devant lui une intervention militaire, il couperait court à la conversation immédiatement. De même, il déconseilla un autre plan, consistant à tirer Sanjurjo de son exil lisboète pour accomplir en Espagne un pronunciamiento militaire[342].

Lerroux récompensa Franco pour la part décisive qu’il avait prise dans le rétablissement de l’ordre, en lui attribuant la grand-croix du Mérite militaire et en le nommant le commandant en chef des troupes au Maroc, ce dont Franco fut enchanté. Toute une partie de l’opinion et de la presse de droite considérait qu’il était le sauveur de la patrie, ABC saluant même le départ pour le Maroc du « jeune Caudillo »[335],[343],[344],[345]. Trois mois seulement après avoir pris ses fonctions en Afrique, et au lendemain d’une nouvelle crise politique ayant entraîné un nouveau remaniement ministériel, où Gil-Robles entra dans le gouvernement comme ministre de la Guerre, Franco s’en retourna en Espagne à la suite de sa nomination comme chef d’état-major central de l’armée de terre, charge du plus haut prestige qu’il remplira jusqu’à la victoire du Front populaire en [346].

Chef d’état-major[modifier | modifier le code]

Franco, nommé le à la tête de l’état-major et adhérant totalement aux objectifs fixés par le nouveau gouvernement Lerroux, œuvra à mettre en place un verrouillage contre-révolutionnaire, c’est-à-dire à revenir sur les mesures prises antérieurement par Azaña et à protéger l’armée contre les militaires suspects de sympathie envers la république[347],[344]. Veillant à attribuer les postes de commande à des hommes sûrs, il fit en sorte que ceux qui avaient été écartés sous le gouvernement d’Azaña retrouvent places et grades : ainsi, le général Mola prit le commandement des forces du Maroc, et Varela fut promu général[348],[349]. Toutefois, le conservatisme n’était pas son seul critère, et des hauts gradés connus pour être des francs-maçons p. ex. purent garder leur poste, voire eurent de l’avancement, moyennant qu’ils aient fait la démonstration de leur compétence professionnelle et de leur fiabilité, ce qui dénote qu’en 1935 la phobie anti-maçonnique de Franco n’était pas absolue. La force aérienne, qu’Azaña avait placée directement sous l’autorité du président de la république, fut réintégrée dans l’armée, et nombre d’autres changements furent décidés dans divers domaines[350].

Franco créa au sein de l’état-major une section de contre-espionnage chargé de surveiller les mouvements révolutionnaires et, en particulier, la subversion au sein des forces armées, partant du constat que 25 % des nouvelles recrues étaient des militants d’organisations de gauche. En 1934-1935 fut fondée, sur une idée de hauts gradés parmi les plus conservateurs, une association semi-secrète d’officiers appelée Union militaire espagnole (UME), sorte de variante conservatrice des anciennes juntas militares, destinée à sauvegarder les intérêts professionnels des officiers et à rehausser leur autorité[351]. Très hostile à la république, l’UME augmentait régulièrement ses effectifs, et les officiers trublions qui l’avaient fondée se virent rejoints par des généraux de grand renom : Sanjurjo, Fanjul, Mola, Barrera par exemple. Franco lui-même, sans en être membre déclaré, entretenait des relations avec cette association par le truchement de l’un des officiers de son équipe, le colonel Valentín Galarza Morante[319],[351].

La collaboration entre Franco et Gil-Robles fut abruptement interrompue à la mi-, lorsque, à la suite de l’affaire Straperlo, qui avait porté au grand jour la corruption du gouvernement minoritaire Lerroux, celui-ci fut renversé au parlement et qu’Alcalá-Zamora eut exigé sa démission. Pendant la crise de pouvoir qui s’ensuivit, Fanjul, qui souhaitait voir l’armée intervenir, consulta Franco et d’autres officiers de haut rang. La réponse du chef d’état-major fut catégorique : les militaires étaient politiquement divisés et commettraient une grave erreur s’ils décidaient d’intervenir ; il n’y avait pas de danger imminent de révolution subversive ; une crise ordinaire comme celle en cours ne nécessitait pas d’intervention militaire, qui ne se justifierait que s’il y avait une crise d’ampleur nationale menaçant de déboucher sur un délitement total ou un coup d’État imminent par des révolutionnaires[352]. Selon certains auteurs cependant, Franco aurait été acquis à l’idée d’un pronunciamiento dès lors qu’il aurait eu la certitude de réussir[353].

Élections générales de 1936[modifier | modifier le code]

Une partie de la droite, notamment la CEDA et certaines factions au sein de l’armée, se mirent à conspirer dans le but d’empêcher la nouvelle consultation électorale ou d’en annuler les effets par un coup d’État. Des émissaires de Calvo Sotelo, des généraux acquis à l’idée d’un soulèvement, des monarchistes, et y compris José Antonio Primo de Rivera, pressèrent Franco, dont l’adhésion apparaissait indispensable, de rallier ce putsch et de concourir à sa préparation. Mais ils se heurtèrent sinon à un refus, du moins à une réponse ambiguë ; Franco, peu enclin par tempérament à se décider sans avoir la certitude de l’emporter, considérait le moment mal choisi et craignait que l’échec ne soit probable et ses conséquences très graves pour l’avenir de l’Espagne[354],[355].

Carte montrant le résultat des élections de par circonscription : celles où la gauche l’emporta sont figurées en rouge, celles où l’emporta la droite en bleu, et celles où le centre arriva en tête en vert.

En , les rumeurs insistantes sur la préparation d’un putsch militaire et sur la supposée participation de Franco à celui-ci vinrent à la connaissance du président du Conseil provisoire Manuel Portela, qui envoya Vicente Santiago Hodsson demander un entretien avec Franco ; celui-ci, à ce moment toujours chef d’état-major, se montra une nouvelle fois évasif, lui déclarant qu’il ne conspirerait pas tant que n’existerait pas un « danger communiste en Espagne »[356].

Les élections du 16 février 1936 furent remportées par le Front populaire. Dédaignant les partis centristes, les électeurs s’étaient polarisés entre les deux coalitions ennemies de droite et de gauche ; selon Guy Hermet, « les Espagnols n’avaient pas le souci primordial de la préservation des institutions républicaines, et étaient plus préoccupés de solder les rancœurs accumulées depuis 1931 »[357]. Franco aussi bien que Gil-Robles travaillèrent alors inlassablement, de manière coordonnée, à faire révoquer la décision des urnes. Le , à trois heures et quart du matin, aussitôt les résultats connus, Gil-Robles se rendit au ministère de l’Intérieur et, s’entretenant avec Portela, tenta de le convaincre de suspendre les garanties constitutionnelles et de décréter la loi martiale. Il y parvint si bien que Portela consentit à proclamer l’état d’alerte et téléphona à Alcalá Zamora pour solliciter l’autorisation d’imposer la loi martiale[358]. Parallèlement, Franco, cette même nuit, appela au téléphone le général Pozas, inspecteur général de la Garde civile, pour tenter de faire proclamer l’état de guerre afin de contenir des désordres prévisibles, mais son interlocuteur se montra opposé à l’initiative. Ensuite, il fit pression sur le ministre de la Guerre, le général Molero, puis sur Portela pour faire proclamer la loi martiale et obliger Pozas à déployer la Garde civile dans la rue[354].

Le lendemain, le gouvernement, réuni pour débattre de la proclamation de la loi martiale, proclama l’état d’alerte pendant huit jours et habilita Portela à décréter la loi martiale quand il le jugerait opportun. Franco, mettant à profit la connaissance qu’il avait, en qualité de chef d’état-major, des pouvoirs accordés à Portela, envoya des ordres aux différentes régions militaires. Saragosse, Valence, Alicante et Oviedo proclamèrent l’état de guerre, tandis que d’autres capitaineries se montraient indécises. C’est principalement parce que la Garde civile refusa de s’associer au coup de force que celui-ci avorta. Devant l’échec, lorsque Franco vit enfin le chef de gouvernement dans la soirée, il joua habilement sur les deux plans. Dans les termes les plus courtois, Franco dit à Portela que, face au péril que constituait un possible gouvernement de Front populaire, il lui offrait son appui et celui de l’armée s’il se résolvait à rester au pouvoir[359]. Il ne voulait agir contre la légalité républicaine qu’en dernier recours. Quelques semaines après la victoire du Front populaire, il adressa à Gil-Robles une lettre où il martela une nouvelle fois sa détermination ainsi que son refus de s’associer à un coup de force illégal[354].

Front populaire[modifier | modifier le code]

Manuel Azaña, président du Conseil.

Au lendemain des élections, Manuel Azaña fut nommé président du Conseil. Si Azaña connaissait l’existence du complot, s’il était bien au courant de l’atmosphère de conspiration qui existait dans la droite et dans quelques fractions de l’armée, il n’en savait ni les détails, ni exactement qui étaient les conspirateurs, et n’attachait du reste pas grande importance à cette effervescence putschiste et tendait à la minimiser. Parmi les rares dispositions qu’il prit pour y faire face, l’une consista à procéder, dès son troisième jour au pouvoir, à d’importants changements dans la hiérarchie militaire afin d’éloigner des centres du pouvoir les officiers supérieurs conservateurs et ceux des généraux qu’il considérait les plus enclins au pronunciamiento : le général Mola, sur qui Azaña cependant croyait pouvoir encore compter, fut destitué du commandement de l’armée d’Afrique et expédié à Pampelune, en Navarre, province écartée ; le général Goded fut muté dans les îles Baléares ; et Franco, quelques jours après les élections, le , fut suspendu de ses fonctions de chef d’état-major et nommé en échange commandant général dans les Îles Canaries[360],[361],[362].

Franco, très dépité par cette mutation, qu’il interpréta comme un bannissement[363], eut un entretien avec Azaña et lui exposa qu’une fonction adéquate à Madrid lui permettrait de mieux servir le gouvernement en l’aidant à préserver la stabilité de l’armée, voire à éviter des conspirations militaires. Franco devait maintenir cette attitude pendant encore un certain temps, en accord avec ses principes professionnels[364]. Il songea un moment à solliciter sa mise en disponibilité, en attendant que la situation se clarifie, et à voyager à l’étranger pendant une saison, pour échapper aux menaces des révolutionnaires qui exigeaient son incarcération. Mais il finit par conclure que, d’une manière ou d’une autre, le service actif lui permettrait de se rendre plus utile[365].

Les élections avaient été invalidées dans les provinces de Grenade et de Cuenca. Comme il fallait refaire les élections dans ces deux circonscriptions, une coalition de droite envisageait de participer au scrutin partiel prévu pour le . Franco, pressé par son beau-frère, soit attiré par l’action politique soit voulant acquérir l’immunité parlementaire, ou encore cherchant à se rapprocher de Madrid, demanda au président de la CEDA de figurer sur la liste de la coalition conservatrice, à titre d’« indépendant ». Avec l’accord de Gil-Robles et celui de la direction de la CEDA, celle-ci proposa à Franco sur les listes de Cuenca une place qui devait lui garantir de sortir élu. José Antonio Primo de Rivera, figurant sur cette même liste, fit opposition, car il considérait Franco comme insidieux, calculateur et peu fiable. Serrano Suñer fit le voyage aux Canaries, chargé, supposément, de convaincre Franco de se retirer ; le résultat de ce déplacement fut que Franco rétracta sa candidature[366],[367]. Franco et José Antonio n’avaient jamais été en très bons rapports, en particulier depuis que Franco avait fait capoter un projet putschiste imaginé par le dirigeant phalangiste, en [368], et le refus de Primo de Rivera de partager avec Franco la même liste à Cuenca sera la cause chez ce dernier d’un ressentiment envers le jeune politicien[369]. La fracture était consommée entre la droite traditionnelle, à laquelle Franco se sentait appartenir, et le néofascisme que la Phalange voulait instaurer en Espagne[370].

Conspiration[modifier | modifier le code]

Dans les rumeurs de coup d’État, qui avaient été incessantes dès les débuts de la République, le nom de Franco était revenu fréquemment, nonobstant le soin qu’il mettait à éviter de verser dans la politique[371]. De fait, Franco avait été sollicité à participer à ces conspirations, mais se montrait toujours velléitaire et ambigu[372]. Les conjurés, qui avaient besoin de sa participation, car celle-ci représentait l’assurance de l’intervention des troupes marocaines, élément décisif, et de l’adhésion de nombreux officiers, s’exaspéraient des hésitations et réticences de Franco, en particulier Sanjurjo, qui le traita de « coucou »[373]. En , l’indécision, les atermoiements et minauderies de Franco faisaient tellement enrager Emilio Mola et le groupe de conspirateurs de Pampelune qu’ils l’appelèrent en privé « miss Islas Canarias 1936 »[374],[375].

Après la victoire du Front populaire, ces menées conspiratrices, en se coagulant, commencèrent à prendre corps et à gagner en vigueur. Dans les premiers jours, le meneur en fut le général Manuel Goded, récemment muté aux Baléares. Son ancien poste à Madrid était occupé par le général Ángel Rodríguez del Barrio, qui réunissait périodiquement à Madrid un petit groupe de hauts gradés militaires, dont quelques-uns déjà à la retraite[376]. À cinq mois du putsch, aucun projet ne semble encore vraiment au point. Les efforts pour faire proclamer la loi martiale et annuler les élections ayant échoué, les conspirateurs enchaînaient les réunions où Franco, informé en permanence, était à chaque fois invité[360]. Le , un jour avant de partir pour Tenerife, Franco assista à une réunion avec des généraux conservateurs dans le logis du courtier en bourse José Delgado, dirigeant de la CEDA et ami de Gil-Robles. S’y trouvaient rassemblés entre autres les généraux Mola, Fanjul, Varela et Orgaz, ainsi que le colonel Valentín Galarza, chef de l’Union militaire espagnole[377]. Toutes les personnes présentes s’entendirent pour former un comité ayant pour objectif de diriger l’« organisation et la préparation d’un mouvement militaire qui évite la ruine et le démembrement de la patrie » et qui « s’enclencherait seulement au cas où les circonstances le rendraient absolument nécessaire ». Le mouvement ne devait avoir aucune étiquette politique déterminée ; rien n’était fixé d’avance quant à la restauration ou non de la monarchie ni quant à l’adoption des positions des partis de droite ; la nature du régime à établir serait décidée en temps voulu. Il fut arrêté que le coup d’État serait dirigé par Sanjurjo, chef rebelle le plus ancien, à défaut d’être le plus apte à diriger une insurrection militaire[376]. Franco, sans prendre aucun engagement ferme, s’était borné à indiquer que tout pronunciamiento devrait être exempt de toute étiquette déterminée[378]. À ce moment-là encore, il continuait à estimer qu’il était trop tôt pour entreprendre avec quelque chance de réussite une action contre le gouvernement, mais ne refusait pas le principe de sa participation en cas de nécessité absolue[360].

Franco et un parterre d'officiers à Santa Cruz de Tenerife en 1936.

La famille Franco arriva aux Canaries le , puis s’embarqua pour Tenerife, où un accueil peu aimable attendait Franco : les syndicats de gauche avaient décrété un jour de grève générale pour protester contre sa venue dans l’île et une manifestation l’accueillit par des quolibets. Un corps de garde fut mis sur pied, qui, confié au cousin Pacón, escortait Franco et sa famille dans presque tous leurs déplacements[360],[379]. Il apparaît certain que Franco était surveillé, son téléphone mis sur table d’écoute et son courrier intercepté, raison pour laquelle des messagers constituaient la seule manière pour lui de communiquer avec ses collègues de la métropole[380]. Franco gardait le contact avec Mola et était mis au courant des progrès de la conspiration par des communications secrètes[381].

En métropole, les préparatifs du soulèvement suivaient leur cours sans lui. Les inimitiés personnelles prédominaient et paralysaient la concertation. Par exemple, Franco n’aimait pas le vieux général Cabanellas, pressenti comme chef de la conspiration, car il était franc-maçon[360]. Franco ne fut ni l’inspirateur, ni l’organisateur du complot, ce rôle ayant été tenu par Mola, surnommé pour cela « le Directeur »[382]. L’attitude circonspecte de Franco ne laissait de tarauder les officiers les plus engagés et les principaux conspirateurs se lassaient déjà de ce qu’ils appelaient sa « coquetterie ». Pourtant, Mola et d’autres conspirateurs n’envisagèrent à aucun moment de se passer de Franco, réputé indispensable au succès du pronunciamiento, en raison du prestige dont il jouissait auprès de la droite espagnole et dans l’armée[360],[381]. Contrairement à ce qu’il affirmera plus tard, Franco ne faisait donc pas partie de la conspiration dès mars, refusant pendant de longues semaines encore à s’engager, proclamant que le moment n’était pas encore venu pour mener une action draconienne et irrévocable et que la situation pouvait encore se résoudre en Espagne[381]. En outre, il ne se faisait pas d’illusion sur l’issue d’une rébellion armée, qu’il voyait comme une entreprise désespérée avec une forte probabilité d’échec[381] ; jamais il n’avait imaginé que le mouvement obtiendrait un succès facile, et il était persuadé que l’affaire serait longue[373]. Ce n’étaient donc pas en premier lieu les scrupules qui tourmentaient Franco ; il jugeait seulement l’entreprise trop hasardeuse[383].

En avril, devant la vague de violences, de désordres et de violations généralisées de la loi, une poignée de décideurs militaires, pour la plupart à la retraite, se réunirent à Madrid. Donnant à leur groupe le nom de « junta de generales » (comité de généraux), ils en confièrent la direction à Mola. Celui-ci, à l’instar d’autres officiers, était obsédé par le péril communiste, terme utilisé habituellement pour désigner la gauche révolutionnaire. Fin mai, Sanjurjo accepta d’assumer le rôle dirigeant, jusque-là confié à Mola, en vue de l’organisation du soulèvement à venir. La révolte serait déclenchée au nom de la république, viserait à restaurer la loi et l’ordre, et son unique mot d’ordre serait « Vive l’Espagne ! ». Après mise sous tutelle de la gauche, le pays serait dans un premier temps gouverné par un directoire militaire, qui organiserait auprès d’un électorat préalablement expurgé un plébiscite sur le mode de gouvernement — république ou monarchie. La législation d’avant serait respectée, la propriété privée préservée, et l’Église et l’État resteraient séparés[384]. Franco pour sa part, quoique monarchiste de formation et de tradition, se souciait assez peu du statut juridique de l’État, et eût été disposé à servir une république conservatrice et bourgeoise, dès lors qu’elle garantirait le maintien de l’ordre public, la hiérarchie sociale, le rôle de l’Église et la place de l’armée dans la nation. Pour l’heure, Franco restait sur la réserve et éludait les propositions des conspirateurs ou les écartait fermement, au motif que le projet était prématuré, mal préparé, que les esprits n’étaient pas mûrs etc.[366]

Dans un communiqué du , Mola précisa les stratégies pour l’insurrection dans les différentes régions militaires. À ce moment-là encore, Franco se montra indécis. Le , un émissaire des conspirateurs arriva aux Canaries pour s’assurer de sa participation et pour l’inciter à renoncer à « tant de prudence ». Le colonel Yagüe dit à Serrano Suñer que « la mesquine circonspection de Franco et son refus de courir des risques » le désespérait[385]. Devant l’enthousiasme du général Orgaz, Franco lui fit remarquer : « Tu te trompes vraiment, cela va être énormément difficile et très sanglant. Nous ne pouvons pas compter sur toute l’armée, l’intervention de la Garde civile est considérée comme douteuse et beaucoup d’officiers se mettront du côté de l’autorité constitutionnelle, quelques-uns parce que c’est plus commode, d’autres, en raison de leurs convictions. Il ne faut pas oublier que le soldat qui se rebelle contre l’autorité constitutionnelle ne peut plus jamais se dédire ni se rendre, car il sera fusillé sans autre forme de procès »[386]. L’hypothèse de Franco concernant la loyauté de l’armée vis-à-vis de la République à ce moment-là a pu être confirmée par des calculs faits par Mola à la même date, selon lesquels pas plus de 12 % des officiers de l’armée de terre auraient eu l’intention de se joindre au soulèvement[387].

Les plans de Mola se compliquaient de plus en plus et l’insurrection ne se concevait déjà plus comme un coup d’État, mais comme une insurrection militaire suivie d’une guerre civile minimale, d’une durée de quelques semaines, avec mise à contribution de quelques colonnes de troupes rebelles envoyées depuis les provinces et convergeant sur la capitale. En juin, Mola était arrivé à la conclusion que les garnisons de la Péninsule ne pouvaient pas à elles seules exécuter toute l’opération et que l’insurrection ne pouvait réussir qu’à condition de transférer du Maroc la majeure partie des unités d’élite, ce que Franco lui-même avait toujours considéré indispensable[387]. Franco se vit offrir le commandement de ces forces, et fin juin, paraissait vouloir participer. Pour le transporter rapidement des Canaries vers le Maroc espagnol, on conçut alors le plan de louer un avion privé[388].

Au cours de ces mêmes mois, la situation sociale n’avait cessé de s’aggraver. Il y eut une flambée du chômage et les difficultés à mettre en œuvre les réformes du nouveau gouvernement frustraient les attentes qu’avait fait naître la victoire du Front populaire. Les affrontements de rue se multipliaient et le gouvernement se révéla incapable de maintenir l’ordre public. La Phalange pour sa part s’appliquait à créer un climat de terreur. Phalangistes et anarchistes pratiquaient l’« action directe », et une fureur assassine, à laquelle l’époque ajoutait à présent une dimension suicidaire, s’emparait des anarchistes et des paysans pauvres[389],[390], pendant que socialistes et communistes, déliés de la responsabilité gouvernementale, pratiquaient une surenchère démagogique[391]. La situation était marquée par de multiples violations de la loi, attaques de la propriété privée, violences politiques, vagues de grève massives, dont beaucoup étaient violentes et destructrices, occupations illégales à grande échelle de terres dans le sud, vagues d’incendies volontaires, nombreuses destructions de la propriété privée, fermetures arbitraires d’écoles catholiques, mises à sac d’églises et de biens ecclésiastiques dans certaines zones, par la généralisation de la censure, par des milliers d’arrestations arbitraires, par l’impunité pour les actions criminelles du Front populaire, par la manipulation et politisation de la justice, par la dissolution arbitraire des organisations de droite, par la coercition et les menaces lors des élections à Cuenca et Grenade, par une recrudescence notable de la violence politique, se soldant par un bilan de plus de 300 morts. En outre, le gouvernement décréta, en l’absence d’élections, la prise de contrôle de nombre de gouvernements locaux ou de province dans une bonne partie du pays. Il régnait un climat prérévolutionnaire d’anarchie, de non droit et de violence croissante[392]. La haine et la peur de l’adversaire prirent possession des esprits tant à gauche qu’à droite. L’inaction du gouvernement face à la violence et le catastrophisme de la presse et des dirigeants de droite alimentaient la panique des classes moyennes et supérieures devant la menace communiste[393]. En réalité, la république était morte dès , la gauche ayant montré alors son mépris pour la légalité constitutionnelle, et la droite sa soif d’une répression impitoyable[394]. Dès avant les élections de , ces partis avaient proclamé qu’ils ne se conformeraient pas au verdict des urnes s’il leur était défavorable[395].

De crainte de transformer sans nécessité l’armée en ennemi, le gouvernement suspendit provisoirement les purges dans le haut commandement, se rappelant que dans les quatre années précédentes s’étaient produites quatre insurrections révolutionnaires et que, si un nouveau soulèvement devait survenir, seule l’armée serait à même de le neutraliser. D’autre part, ne doutant pas que toutes les réformes décisives avaient été réalisées dans les forces armées, le gouvernement crut pouvoir désormais considérer l’armée comme un tigre de papier, incapable de jouer un rôle politique d’envergure, et s’imaginait être à l’abri d’une rébellion militaire[388]. Les rumeurs de la conspiration durent parvenir aux oreilles du gouvernement, mais celui-ci, comme en ce qui concernait la violence, tendait constamment à minimiser les dangers menaçant la république et s’abstenait de faire preuve enfin de la fermeté nécessaire[396]. S’y ajoutait que certains secteurs de la gauche, y compris la faction modérée d’Indalecio Prieto, affirmaient depuis des mois la nécessité d’une guerre civile, et depuis quelques semaines, le mouvement socialiste de Largo Caballero tentait de précipiter une rébellion militaire[397]. Socialistes et anarchistes croyaient qu’une victoire décisive n’était possible aux travailleurs que par le moyen d’une insurrection armée, qui ne pourrait se concrétiser que sous la forme d’une résistance à une contre-révolution militaire[398] ; tous étaient convaincus qu’ils réussiraient à écraser une telle contre-révolution par une grève générale, laquelle, dans la foulée, les porterait au pouvoir[397]. Le gouvernement de Casares Quiroga s’attendait à une révolte militaire à tout moment depuis le , voire l’appelait de ses vœux, persuadé qu’il échouerait comme la sanjurjade de 1932, et montrait donc peu de zèle à la prévenir, car il escomptait que cela lui permettrait de « nettoyer » l’armée et de renforcer ainsi la position du gouvernement[397]. Azaña écrira que le soulèvement militaire était une « conjoncture favorable » que l’on pouvait « mettre à profit pour trancher les nœuds que les procédures normales du temps de paix n’avaient pas permis de dénouer et pour résoudre radicalement certaines questions que la république gardait en suspens »[399].

Franco, feignant la correction vis-à-vis du gouvernement, eut l’obligeance de mettre Azaña en garde contre le malaise et le mécontentement au sein de l’armée[400]. Il envoya le en ce sens une lettre à Casares Quiroga, y affirmant que les officiers et sous-officiers n’étaient pas hostiles à la République, et s’offrant à remédier à cette situation[382] ; il y pressait le gouvernement de se laisser conseiller par des généraux qui, « exempts de passions politiques », se souciaient des inquiétudes et préoccupations de leurs subordonnés face aux graves problèmes de la Patrie[401]. Cette lettre, très diversement interprétée, que Casares Quiroga du reste laissa sans réponse, était selon Paul Preston « un chef-d’œuvre d’ambiguïté. Il y était insinué clairement que si Casares cédait le commandement à Franco, il pourrait déjouer les conspirations. Dans cette phase, Franco aurait assurément préféré ce qu’il considérait, lui, comme rétablir l’ordre, avec l’approbation légale du gouvernement, au lieu de tout risquer dans un coup d’État »[402].

Fin , les préparatifs du pronunciamiento étaient presque terminés, et il restait seulement à conclure un accord avec les carlistes et à s’assurer de la participation de Franco. Yagüe et Francisco Herrera, ami personnel de Gil-Robles, furent missionnés de convaincre Franco de venir les rejoindre, et probablement Franco avait-il, vers la fin juin, donné quelques gages, car le , Herrera arriva à Pampelune afin d’obtenir l’aval de Mola au projet de louer un avion pour transporter Franco des Canaries vers le Maroc. L’engagement de Franco n’impliquait pour lui à ce moment-là qu’un rôle de second plan parmi les conspirateurs : après le soulèvement, Sanjurjo deviendrait chef de l’État, Mola occuperait une haute fonction politique, de même que les civils Calvo Sotelo et Primo de Rivera, Fanjul serait capitaine général de Madrid, et Goded de Barcelone ; à Franco, on réservait la charge de Haut Commissaire du Maroc[403].

Le , Mola donna son agrément au plan de location d’un avion, pour lequel le financier Juan March, installé à Biarritz, émit un chèque en blanc le . L’avion, un Dragon Rapide, fut pris en location à Londres et décolla le , piloté par le Britannique William Henry Bebb, qui dès le se tint prêt à Casablanca, attendant le jour du pronunciamiento. Mais Franco, toujours dubitatif, envoya le lendemain à Mola un communiqué chiffré faisant état d’une « géographie peu étendue » — ce qui signifiait en clair qu’il ne s’engageait pas dans le projet —, par lequel donc il faisait part de son désistement, au motif que le moment du pronunciamiento, qui ne pouvait s’appuyer sur un nombre de soutiens suffisant[404], n’était pas venu encore et qu’il n’y était pas prêt. Ce message, que l’on fit suivre à Madrid, parvint à Mola le 13 tard dans la soirée et provoqua, outre la colère de Mola, aussi une grande consternation, car des messages avaient déjà été envoyés aux militaires du Maroc leur enjoignant de commencer la rébellion le 18. En réaction, Mola modifia certaines instructions, et ordonna que, dès l’insurrection déclenchée, le général Sanjurjo s’envole du Portugal vers le Maroc pour y prendre le commandement des forces du Protectorat[392],[404].

Cadavre de José Calvo Sotelo, .

Dans la nuit du 12 au , José Calvo Sotelo, pour certains historiens le cerveau civil de la conspiration, fut assassiné à Madrid par des membres de la Garde d'assaut (fidèle à la république). Quelques heures auparavant, leur commandant, le lieutenant Castillo, qui avait grièvement blessé un militant de droite, avait été tué par balles à Madrid. Aussitôt, des gardes d’assaut se rendirent au ministère de l’Intérieur exigeant l’autorisation de mettre en détention une série de dirigeants conservateurs, dont Gil-Robles et Calvo Sotelo, alors que ceux-ci, en leur qualité de députés, jouissaient de l’immunité parlementaire. Ce nonobstant, le ministre de l’Intérieur leur donna, en violation de la loi, un mandat d’arrêt en bonne et due forme. Gil-Robles se trouvait alors être absent de Madrid, mais Calvo Sotelo fut appréhendé illégalement par un escadron hétéroclite de gardes d’assaut, de policiers hors service et de divers activistes socialistes et communistes, puis assassiné en représailles de l’assassinat de Castillo, et abandonné à l’entrée du cimetière de l’Est[405],[373],[406].

Cartographie du putsch dessinée par Emilio Mola.

Le gouvernement s’abstint toutefois de prendre les mesures qui s’imposaient, et les auteurs du meurtre soit plongèrent dans la semi-clandestinité, soit se pavanaient avec arrogance. La seule réaction du gouvernement fut d’arrêter deux cents militants de droite, sans rien entreprendre pour protéger les modérés et les conservateurs[397]. La nouvelle de cet assassinat provoqua l’indignation générale, et des fractions de la droite, se montrant particulièrement actives, appelèrent à la rébellion militaire comme unique moyen de rétablir l’ordre. De nombreux indécis se joignirent alors à la conspiration, et dans l’après-midi, Indalecio Prieto rendit visite à Casares Quiroga pour lui demander au nom des socialistes et des communistes de distribuer des armes aux travailleurs face à la menace de pronunciamiento, ce que Casares refusa[407].

Le , Mola reçut un nouveau message de Franco lui communiquant sa décision de se joindre à la conspiration. L’historien Alberto Reig Tapia note : « Il est évident que le , le général Franco ne se distingua pas par son esprit rebelle ou par sa résolution, circonstance que ses hagiographes se sont mis en devoir de passer dûment sous silence. […] Si Franco se souleva, ce n’était pas parce que la situation était devenue insupportable, mais parce qu’il comprit qu’il n’y avait plus d’alternative »[407]. En 1960, Franco affirma dans un discours que sans cet assassinat, qui décida beaucoup d’hésitants, le soulèvement n’aurait jamais reçu l’appui nécessaire des militaires[397]. En particulier, la capacité des tueurs politiques à agir sous le couvert de l’État dissipa les scrupules des derniers indécis[405]. La situation limite, toujours évoquée par Franco comme seul élément pouvant justifier une révolte armée, avait fini par se produire. À ce moment, il était même moins dangereux de se rebeller que de ne pas se rebeller. Il communiqua à Mola son engagement total dans la cause et pressait les autres de déclencher le soulèvement au plus tôt. Il donna des instructions à son cousin Pacón pour qu’il prenne un passage pour sa femme et sa fille sur un navire allemand en partance pour Le Havre, de façon à les écarter du danger[408].

Coup d’État[modifier | modifier le code]

Le , l’avion affrété à Londres se posa à Gando, sur la Grande Canarie[409]. Après l’atterrissage, Franco devait, sans éveiller les soupçons d’un gouvernement en alerte, quitter sa résidence de Tenerife et se rendre sur l’île voisine pour prendre place dans l’avion. Très opportunément, à deux jours de la date du soulèvement, le commandant militaire de la Grande Canarie, le général Balmes, périt d’un coup de feu (accidentel ou non) dans l’abdomen[410],[411],[405],[412], ce qui permit à Franco de se saisir du prétexte d’assister aux funérailles pour prendre le bateau en compagnie de sa femme, de sa fille, de Pacón et d’autres officiers de sa confiance, et de se transporter à la Grande Canarie, où il arriva à Las Palmas le lendemain . Franco assista à l’enterrement, puis procéda aux derniers préparatifs du soulèvement, qui devait avoir lieu le [413].

Itinéraire du Dragon Rapide, l’avion qui emporta Francisco Franco à Tétouan, où il prit le commandement des troupes insurgées.

Au Maroc, de crainte que le complot ne soit découvert, et sur la foi de rumeurs portant que les conspirateurs allaient être interpellés, les légionnaires et les tabors indigènes avaient avancé leur mouvement d’une journée, sans attendre Franco[414], et c’est donc dès l’après-midi du que le soulèvement fut déclenché en Afrique. Le à quatre heures du matin, on vint réveiller Franco pour lui communiquer que les garnisons de Ceuta, de Melilla et de Tétouan s’étaient soulevées avec succès. Dans la même matinée, Franco, après avoir embarqué son épouse et sa fille à destination de la France, monta vers deux heures de l’après-midi à bord du Dragon Rapide, qui l’emporta au Maroc[415].

Le Dragon Rapide fit escale à Agadir et à Casablanca, où Franco partagea la même chambre que l’avocat et journaliste Luis Bolín. Ce dernier rapporte que dans leur chambre commune Franco se répandit en paroles, évoquant tour à tour la liquidation de l’Empire, les erreurs de la République, l’ambition d’une Espagne plus grande et plus juste ; manifestement, Franco était animé par le besoin de sauver la patrie[416]. Le jour suivant, , de grand matin, l’avion s’envola pour Tétouan, capitale du Protectorat et siège du commandement de l’armée d’Afrique[415], où, arrivé à h 30 du matin, Franco fut reçu avec enthousiasme par les insurgés et où il parcourut les rues envahies de gens clamant « Vive l’Espagne ! Vive Franco ! ». Il rédigea un discours, diffusé ensuite par les radios locales, dans lequel il présentait comme assurée la victoire du coup d’État (« l’Espagne a été sauvée ») et terminait en disant : « Foi aveugle, ne jamais douter, énergie ferme, sans atermoiements, parce que la Patrie l’exige. Le mouvement entraîne tout sur son passage et il n’est point de force humaine qui puisse le contenir »[417]. Il était escompté que la nouvelle que Franco assumait la direction de l’insurrection en Afrique entraînerait, dans la métropole, les officiers indécis à se joindre au pronunciamiento et remonterait considérablement le moral des rebelles[418].

Le Protectorat tomba intégralement sous la domination des insurgés entre les 17 et . Dans la soirée du 18, les rebelles entreprirent de se rendre maîtres de Séville, ce qui fit comprendre à Casares Quiroga que tous ses calculs avaient été faux. Vers dix heures du soir, le gouvernement Casares démissionna en bloc[419]. Manuel Azaña, enclin à tenter d’abord de trouver une solution de compromis, convainquit vers minuit Diego Martínez Barrio, chef du plus modéré des partis du Front populaire, de former, en excluant la CEDA du côté droit et les communistes du côté gauche, un gouvernement centriste propice à la conclusion d’un accord avec les insurgés. Le vers quatre heures du matin, croyant qu’il serait encore possible d’éviter la guerre civile, Martínez Barrio prit contact avec les commandants militaires régionaux, dont la plupart ne s’étaient pas encore soulevés en armes, pour les requérir de ne pas rompre le rang et leur promettre un nouveau gouvernement de conciliation entre la droite et la gauche ; en vue de celui-ci, il proposait un accord large, offrant notamment de céder d’importants ministères, comme celui de l’Intérieur et de la Guerre, à des militaires. Les entretiens téléphoniques de Martínez Barrio réussirent à faire avorter l’insurrection militaire à Valence et à Malaga, mais échouèrent à convaincre la plupart des principaux hauts commandants rebelles[420],[421]. En particulier, Martínez Barrio prit langue avec Mola, lequel écarta tout possibilité de réconciliation et répliqua qu’il était déjà trop tard, attendu que les insurgés avaient juré de ne plus faire marche arrière une fois la rébellion lancée, et qu’il était sur le point de décréter la loi martiale à Pampelune et d’engager les garnisons du Nord dans le soulèvement[422].

Vers sept heures du matin le lendemain, une vaste et violente manifestation se mit en marche réunissant les caballéristes, les communistes, et même l’aile la plus radicale du parti d’Azaña. Peu après, Martínez Barrio, épuisé, remit sa démission[423].

Le gouvernement avait calculé, à tort, que la plus grande partie de l’armée resterait loyale à la république et que la rébellion serait donc facile à écraser. Le , il apparut que l’insurrection s’était étendue à toutes les casernes du Nord, et rien ne permettait d’affirmer que les troupes restées loyales seraient suffisantes en effectifs pour la neutraliser. Azaña désigna un nouveau cabinet ministériel, avec à sa tête José Giral. Celui-ci décida de ne pas s’appuyer seulement sur les unités loyales de l’armée et sur les forces de sécurité, mais annonça bientôt qu’il se proposait d’« armer le peuple » et de dissoudre les unités militaires rebelles. En réalité, il arma uniquement les mouvements révolutionnaires organisés, décision propre à garantir une guerre civile à grande échelle[424].

Guerre civile[modifier | modifier le code]

État de situation au lendemain du coup d’État[modifier | modifier le code]

Quand Franco arriva à Tétouan le matin du , l’insurrection s’était déjà étendue à la plupart des garnisons du nord de l’Espagne. Quelques unités ne se rebellèrent pas avant les 20 et , et d’autres ne rejoindront jamais le soulèvement. Les insurgés s’étaient emparés d’un peu plus du tiers de l’Espagne, et il apparaissait exclu de prendre dans l'immédiat le contrôle du reste du territoire[425]. Au Maroc, Franco pouvait s’appuyer sur une armée de terre insurgée et d’ores et déjà victorieuse, et Mola, fort du soutien des miliciens carlistes, n’avait rencontré aucune résistance en Navarre. De même, Burgos, Salamanque, Zamora, Ségovie et Ávila s’étaient soulevés sans rencontrer d’opposition. Valladolid tomba à son tour après qu’a été arrêté par des généraux rebelles le chef de la VIIe région militaire, le général Molero, et écrasée la résistance des cheminots socialistes. En Andalousie, Cadix tomba le lendemain du soulèvement grâce à l’arrivée de forces venues d’Afrique ; et Séville, Cordoue et Grenade firent allégeance au camp des insurgés, une fois écrasée, de façon sanglante, la résistance ouvrière.

Carte de l’Espagne deux mois après le début de la rébellion militaire.

Ainsi, au lendemain du coup d’État, une zone nationaliste, faite de territoires disjoints, faisait face à une Espagne républicaine, à peine entamée par les empiètements rebelles. Les deux tiers du territoire espagnol étaient restés du côté du gouvernement, avec les provinces les plus importantes par leur population et par leur économie, la Catalogne, le Levant, l’essentiel de l’Andalousie, l’Estrémadure, le Pays basque, la presque totalité de la région des Asturies à l’exception d’Oviedo, toute la région de Madrid, la quasi-totalité des grandes villes— Madrid, Barcelone, Valence, Bilbao, Malaga, où le soulèvement échoua et où les ouvriers avaient marché contre leurs autorités hésitantes, s’étaient emparés des armes et avaient repoussé les insurgés —, et les principaux centres de production industrielle et de ressources financières[426],[427],[428]. Les miliciens de Madrid, après avoir étouffé le soulèvement dans la capitale, firent mouvement sur Tolède pour lui faire échec dans cette ville également.

L’armée, avec ses quelque 130 000 soldats cantonnés dans la métropole, et la Garde civile, force de 30 000 hommes environ, étaient divisées presque à parts égales entre insurgés et éléments restés fidèles à la République. Cet apparent équilibre cependant penchait au bénéfice des insurgés, compte tenu de l’armée d’Afrique, parfaitement équipée et seule partie de l’armée espagnole à avoir été trempée sur le champ de bataille[429],[430]. C’était surtout une rébellion des officiers du cadre moyen, des rangs intermédiaires, et des plus jeunes. Sur les 11 hauts commandants les plus importants, seuls trois, dont Franco, rallièrent la rébellion, de même que ne l’avaient fait que 6 des 24 généraux de division en service actif, dont Franco encore (le dernier général de division à s’unir à la conspiration), Goded, Queipo de Llano et Cabanellas, et seulement 1 sur les 7 hauts commandants de la Garde civile, mais ce pourcentage tendait à s’élever considérablement au fur et à mesure qu’on descendait dans la hiérarchie. Plus de la moitié des officiers d’active se trouvaient dans la zone républicaine, encore que beaucoup aient essayé de passer de l’autre côté. Dans la marine et dans les forces aériennes, la situation était beaucoup moins favorable pour les rebelles, la gauche gardant le contrôle sur près des deux tiers des vaisseaux de guerre et de la majorité des pilotes militaires, avec le gros des avions[427],[431]. Une rébellion s’était produite, sous l’une ou l’autre forme, dans 44 des 51 garnisons de l’armée espagnole[432],[427], pour la plupart par le fait d’officiers affiliés à l’Union militaire espagnole[433]. L’élément clef capable d’expliquer la réussite ou l’échec du soulèvement dans les différentes zones est la position adoptée par la Garde civile et la Garde d'assaut : là où ces corps étaient restés aux côtés de la République, le soulèvement échouait[434].

Même au Maroc, la situation des nationalistes était difficile : la république bénéficiait du concours des sous-officiers de la marine, qui empêchaient les troupes insurgées de traverser le détroit et de débarquer en Espagne. Sans la lenteur de réaction du gouvernement, renâclant à distribuer des armes au peuple, comme le réclamaient les syndicats, la vigueur de la réaction populaire aurait pu en faire un échec total[426]. Le gouvernement, par son indécision face au soulèvement, se vit bientôt débordé par le spontanéisme révolutionnaire des anarchistes et des socialistes, qui sans délai affrontèrent les insurgés. Cette réaction résolue, qui surprit les putschistes, fera avorter le coup d’État, y compris dans des zones où ceux-ci avaient escompté sa réussite. Ce fut le cas notamment de Barcelone, où officiait le général Goded, et qui était l’un des bastions de la conspiration. L’effet paradoxal du soulèvement fut que dans les zones où le putsch avait échoué, une révolution sociale éclata, c’est-à-dire qu’eut lieu ce que justement cherchaient à éviter les rebelles par leur soulèvement[435]. Mais en même temps, les forces populaires se montraient suspicieuses envers les chefs militaires restés fidèles, compromettant ainsi les chances du gouvernement d’en finir rapidement avec la rébellion avant que l’armée du Maroc ne parvienne à franchir le détroit de Gibraltar[427].

Franco en compagnie d’Emilio Mola et d’autres hauts gradés insurgés.

Les rapports entre Franco et Queipo de Llano étaient empreints d’une rancœur mutuelle, Queipo détestant Franco comme individu, et Franco se méfiant de Queipo en raison de sa précoce adhésion à la République[436]. De fait, c’est Franco qui sera finalement préféré comme dirigeant, Queipo de Llano et Mola, anciens républicains, suscitant de vives réserves chez ceux qui finançaient le coup d’État, à savoir le banquier Juan March et Juan Ignacio Luca de Tena, le très riche directeur du journal monarchiste ABC, qui faisaient office d’intermédiaires entre monarchistes et milieux financiers et œuvraient au rétablissement de la royauté. Selon Andrée Bachoud, « les conservateurs, et même les Allemands, préféraient à tout autre dirigeant ce petit général silencieux qui, catholique et notoirement monarchiste, connaissait tout le monde et ne semblait avoir partie liée avec personne »[437]. De plus, Franco, malgré sa réserve, exerçait un très fort ascendant sur ses camarades[438].

Bien que le putsch eût en partie échoué, les généraux insurgés se montraient optimistes, certains, comme Orgaz, croyant que la victoire du coup d’État n’était qu’une question d’heures, ou tout au plus de quelques jours. Mola pensait, après l’échec à Madrid, que la victoire serait retardée de plusieurs semaines, c’est-à-dire le temps nécessaire pour accomplir une opération où Madrid serait prise en tenaille par les forces du Nord et par les troupes d’Afrique venant du sud. Franco était l’un des généraux les plus proches de la réalité ; mais même ainsi, il était d’un optimisme excessif en conjecturant que la consolidation ne serait pas obtenue avant septembre[439].

Le , Franco accorda un entretien au journaliste américain Jay Allen, où il déclara : « Je sauverai l’Espagne du marxisme à n’importe quel prix » ; et, à la question du même journaliste : « Cela signifie-t-il qu’il faudra tuer la moitié de l’Espagne ? », il répliqua : « Je répète : quel qu’en soit le prix »[440]. Le journal ABC de Séville, ce même mois d’août, reproduisait la proclamation suivante de Franco : « Ceci est un mouvement national, espagnol et républicain qui sauvera l’Espagne du chaos dans lequel on cherche à la plonger. Ce n’est pas le mouvement de défense de certaines personnes déterminées ; au contraire, il a plus particulièrement en vue le bien-être des classes ouvrières et des humbles »[441].

Le , il fit hisser à Séville le vieux drapeau de la monarchie proscrit par la République[442], alors que le soulèvement avait été déclenché sous la devise « Sauver la république » et dans le but premier de restaurer la loi et l’ordre. Les commandants de région étaient quasi unanimes sur ces préalables et promettaient que toute la législation sociale « valide » de la République (ce qui signifiait essentiellement les règlements pris antérieurement au ) serait respectée, de même que le programme politique originel de Mola stipulait un respect absolu envers l’Église catholique, mais aussi le maintien de la séparation de l’Église et de l’État[443]. Bientôt, les insurgés se désignèrent eux-mêmes par « nationaux » (nacionales, mais ils seront couramment appelés nationalistes dans la presse étrangère), affirmant par là leur patriotisme et leur respect de la tradition et de la religion, et s’assurant ainsi rapidement du soutien populaire, en particulier dans une bonne partie des classes moyennes, ainsi que dans la population catholique en général[444]. Les insurgés percevaient dans la guerre civile un affrontement entre « l’Espagne véritable » et l’« anti-Espagne », entre « les forces de la lumière » et les « forces des ténèbres »[445], et nommeront « Croisade » le soulèvement et la guerre civile subséquente[446].

Le général Gonzalo Queipo de Llano au micro de Radio Sevilla.

Le déclenchement de la guerre permit de donner libre cours aux haines qui avaient couvé pendant de longues années. Dans la zone républicaine, les révolutionnaires s’attelèrent à assassiner tous ceux qu’ils identifiaient comme ennemis. En particulier, curés et moines furent persécutés, et dans les grandes villes se généralisaient les promenades (paseos), euphémisme pour désigner les exécutions extrajudiciaires. Dans la zone rebelle, la haine se conjuguait à des considérations de stratégie ; Yagüe, après avoir pris Badajoz et procédé dans la foulée à une répression féroce, qui avait coûté la vie à des milliers de personnes, fit devant un journaliste le commentaire suivant : « Naturellement que nous les avons tués, qu’est-ce que vous supposez ? Que j’allais emmener 4 000 prisonniers rouges dans ma colonne, alors qu’il me fallait avancer contre la montre ? Ou que j’allais les laisser en arrière-garde pour que Badajoz redevienne rouge ? »[447],[note 1]. Dès le premier jour, la haine était palpable dans les proclamations des insurgés. Queipo de Llano, le jour même du coup d’État, déclara sur Radio Sevilla : « Les Maures couperont la tête aux communistes et violeront leurs femmes. Les canailles qui auront encore la prétention de résister seront abattues comme des chiens »[448].

Aussi le début de l’insurrection entraîna-t-il le début des jugements et exécutions sommaires. Quelques jours avant le soulèvement, Mola avait déjà donné ses instructions : « Il faut avertir les timides et les hésitants que celui qui n’est pas avec nous est contre nous, et qu’il sera traité comme ennemi. Pour les camarades qui ne sont pas camarades, le mouvement victorieux sera inexorable »[449]. Les généraux Batet, Campins, Romerales, Salcedo, Caridad Pita, Núñez de Prado, ainsi que le contre-amiral Azarola et d’autres furent fusillés pour ne pas avoir rallié le soulèvement. Dans la zone républicaine, les généraux Goded, Fernández Burriel, Fanjul, García-Aldave, Milans del Bosch et Patxot furent exécutés pour s’être soulevés contre l’État[450],[451]. Quand Franco arriva à Tétouan, son cousin germain Ricardo de la Puente Bahamonde, commandant de l’aérodrome, devait être fusillé pour s’être tenu aux côtés de la République et pour avoir saboté les appareils sous sa garde ; Franco, feignant d’être malade, céda le commandement afin qu’un autre que lui pût signer l’ordre d’exécution[416],[452].

Premiers mois de guerre[modifier | modifier le code]

Franco à Tétouan face au blocus naval républicain[modifier | modifier le code]

Entre-temps, Franco éprouvait des difficultés à transférer ses troupes vers la Péninsule, car la flotte de guerre, dont la quasi-totalité des vaisseaux opérationnels demeura fidèle au gouvernement de Madrid, empêchait, au moins jusqu’au , tout mouvement depuis le Maroc[437],[453] et permit au gouvernement de bloquer et de bombarder le littoral du Protectorat. Le seul moyen de transporter des troupes vers l’autre rive du détroit passait par les airs, mais Franco ne disposait que de sept petits avions surannés, qu’il avait déjà utilisés pour faire passer à Séville quelques dizaines de légionnaires afin de prêter main-forte à Queipo de Llano, qui avait emporté la ville sur un coup d’audace. Cependant, il lui était indispensable de pouvoir se reposer sur une force aérienne plus puissante, donc sur l’appui étranger, ce pour quoi Franco s’adressa aussitôt à l’Italie et à l’Allemagne[454],[455]. Certes, dès avant son arrivée à Tétouan, l’on avait réussi à transporter par mer plusieurs centaines d’hommes vers Cadix — facteur décisif pour la prise de la ville — et vers Algesiras ; bientôt cependant, les équipages des navires s'étaient mutinés et le transport de troupes dut être limité à ce que permettaient les petites felouques marocaines. D'autre part, le général Kindelán, fondateur de l’aviation espagnole et participant du soulèvement, avait proposé à Franco de transporter ses troupes par les airs et avait mis sur pied un pont aérien, qui toutefois n'avait pas suffi encore à transporter les plus de 30 000 hommes des troupes africaines[456],[429].

Se retrouvant donc pour l’heure bloqué à Tétouan avec ses troupes, et en attendant les moyens matériels de gagner la Péninsule, Franco se voua au travail de propagande, notamment par voie de radio, moyen qu’il utilisera abondamment tout au long de sa vie. Ses premiers discours dénotent des orientations politiques encore vagues, où l’armée, « creuset des aspirations populaires », était investie d’un rôle capital. Il y promettait que le Mouvement veillerait « au bien-être des classes ouvrières et modestes, et à celui de la classe moyenne sacrifiée »[457]. Sa déclaration à la radio de Tétouan du se terminait par un « Vive l’Espagne et la République ! », attestant que les rebelles se gardaient alors, d’un commun accord, de prendre quelque position que ce soit sur la nature juridique du régime qu’ils entendaient établir[458]. Les références religieuses étaient également absentes ou presque[459].

L’une des premières actions de Franco après son arrivée à Tétouan fut donc de demander l’aide internationale. Par le Dragon Rapide, il dépêcha Luis Bolín d’abord à Lisbonne, pour informer Sanjurjo, puis en Italie, pour s’assurer de l’appui de ce pays et négocier l’acquisition d’avions de combat[460]. Le , le marquis de Luca de Tena et le même Bolín eurent une entrevue avec Mussolini à Rome. Peu de jours plus tard, le , le premier escadron de bombardiers italiens Pipistrello arriva en Espagne[461].

Franco décida de demander aussi l’aide de l’Allemagne et dépêcha des émissaires, qui finirent par obtenir une entrevue avec Hitler[437],[462], laquelle eut lieu à Bayreuth le et réunissait Hitler, Goering, et deux représentants nazis au Maroc, porteurs d’une lettre de Franco, qui exposait la situation au , faisait le point des maigres ressources disponibles, et demandait une aide technique, essentiellement du matériel d’aviation, payable dans un délai non précisé. Dans les trois heures, après que les réticences allemandes, provoquées par l’impécuniosité des rebelles espagnols, se soient dissipées après l’invocation de la lutte commune contre le péril communiste, Hitler décida de doubler, sous l’étiquette d’opération Feu magique (Unternehmen Zauberfeuer, par référence à Wagner), son aide en expédiant vingt avions au lieu des dix sollicités (avions du modèle Junkers Ju-52/3m), à crédit il est vrai. Cet appui, au demeurant fort modeste, donnera le coup d’envoi à l’internationalisation de la guerre d’Espagne[463],[464],[465],[466]. L’aide fut acheminée secrètement par le biais de deux entreprises privées créées tout exprès à cette fin. C'est donc par le truchement de Franco et à son initiative que l’aide allemande et italienne parvint au camp nationaliste[467],[468],[469].

Un partisan de Franco saluant des bombardiers allemands durant la guerre d'Espagne.

À la fin de la première semaine d’août, Franco avait pu prendre réception de quinze avions Juncker 52, six vieux chasseurs Henschel, neuf bombardiers S.81 italiens et douze chasseurs FIAT CR.32, et d’autres armes et équipements[470], en partie payés par le banquier Juan March[454]. Un pont aérien put alors être organisé entre le Maroc et l’Espagne, permettant de transporter 300 hommes chaque jour. Parallèlement, l’aviation pilonna la flotte républicaine qui contrôlait le détroit de Gibraltar[471]. La capacité de transport continuant d’être insuffisante, Franco, qui avait attendu le moment opportun pour pouvoir transporter les troupes par mer, prit la décision en ce sens le , dès qu’une couverture aérienne satisfaisante eut été réalisée. À cette date, pendant que la force aérienne italienne neutralisait la résistance de la marine républicaine, Franco réussit à transférer 8 000 soldats et divers équipements par le dénommé Convoi de la victoire, malgré le blocus de la flotte républicaine et les réticences de ses collaborateurs[472],[454]. Le lendemain, l’Allemagne se joignit à la couverture aérienne italienne en envoyant six chasseurs Heinkel He 51 et 95 pilotes et mécaniciens volontaires de la Luftwaffe. À partir de ce jour, les rebelles recevront de façon régulière des armements et des munitions de la part de Hitler et de Mussolini[473]. Les navires de transport rebelles traversaient à présent le détroit de Gibraltar à intervalles réguliers et le transport aérien gagna lui aussi en ampleur. Dans les trois mois suivants, 868 vols transporteront près de 14 000 hommes, 44 pièces d’artillerie et 500 tonnes d’équipement, opération militaire innovante qui contribua à rehausser le prestige de Franco[474]. Vers la fin de septembre, le blocus était complètement rompu, et 21 000 hommes et 350 tonnes de matériel avaient été transportés par la seule voie aérienne[475],[476]. Franco s’était sans doute avisé que les équipages des vaisseaux républicains avaient refusé d’obéir à leurs officiers et les avaient massacrés ; la flotte républicaine, désorganisée, ne serait donc pas capable de s’opposer au transbordement de ses troupes. Selon Bennassar, « ce ne sont donc pas les avions italiens et allemands qui ont pour l’essentiel permis la traversée du détroit ; ils ont été utiles, sans plus »[458].

Le survint un événement crucial pour la future accession de Franco au poste de chef d’État. À Estoril, l’avion qui devait transporter Sanjurjo à Pampelune, trop lourdement chargé (Sanjurjo ayant en effet embarqué une forte malle renfermant uniformes et médailles dans la perspective de son entrée solennelle dans Madrid), s’écrasa peu après le décollage. Sanjurjo, qui aurait dû diriger le coup d’État, périt carbonisé[477],[478],[383]. Paradoxalement, sa mort fut un coup de chance pour le Mouvement national, vu qu’elle laissa la voie libre deux mois plus tard à un commandant en chef plus jeune et plus capable. Il est douteux que Sanjurjo eût possédé la capacité nécessaire pour remporter la victoire dans une guerre civile longue, cruelle et complexe[479].

Depuis la mort de Sanjurjo, le morcellement de la zone nationaliste avait fait émerger trois chefs : Queipo de Llano sur le front andalou, Mola à Pampelune, et Franco à Tétouan. Mola avait créé le le Comité de défense nationale (Junta de Defensa Nacional), composé de lui-même et des sept commandants principaux de la zone nationaliste du nord, et présidé en théorie par le vieux général Miguel Cabanellas, ancien député du Parti radical, centriste et franc-maçon, que son ancienneté désignait à la présidence, mais dans les faits par le général Dávila[463]. Franco ne faisait pas partie de la Junta, mais le 25, celle-ci reconnut son rôle fondamental et le nomma général en chef de l’armée du Maroc et du Sud de l’Espagne, c’est-à-dire commandant du contingent le plus important de l’armée nationaliste[479]. Queipo de Llano, Franco et Mola se concertaient, tout en disposant chacun d’une certaine autonomie[463]. Dès le début, Franco avait agi comme un chef de premier plan du Mouvement, et nullement en subordonné régional, adressant des ordres aux commandants du sud et dépêchant ses représentants directement à Rome et à Berlin[479].

Stabilisation des positions nationalistes en Andalousie et marche sur Madrid[modifier | modifier le code]

Le franchissement du détroit de Gibraltar par les troupes africaines fut cause d’un certain découragement dans la zone républicaine, où l’on avait gardé le souvenir de la brutale action répressive de ces troupes lors de la révolution des Asturies en . Ce transfert de troupes, difficile gageure que Franco avait su soutenir avec brio, lui avait permis de consolider les positions rebelles dans le sud de l’Espagne[480], ce qui était un succès tant sur le plan diplomatique que militaire[471].

Le , Franco s’envola pour Séville et installa son quartier-général dans le luxueux Palais de Yanduri mis à sa disposition. De là, il entreprit avec Queipo de Llano la conquête du territoire andalou, ainsi que celle de l’Estrémadure. Ses objectifs étaient d’opérer la jonction avec la zone nord contrôlée par Mola, puis de s’emparer de la capitale[481]. Dès que la situation dans l’ouest de l’Andalousie eut été suffisamment stabilisée, on put organiser d’abord deux premières colonnes d’assaut, fortes chacune de 2000 à 2500 hommes, puis une troisième colonne, de quelque 15 000 hommes. Ces colonnes, composées de légionnaires et de troupes indigènes et placées sous le commandement de Juan Yagüe, alors lieutenant-colonel, se mirent en marche le à travers l’Estrémadure en direction du nord et de Madrid et parvinrent à avancer de 80 kilomètres dans les premiers jours[480],[476]. La défense de Madrid accaparait une grande partie des forces républicaines ; les milices que rencontraient sur la route de Madrid les troupes aguerries de Franco n’étaient pas de taille à leur résister[481]. Grâce à la supériorité aérienne que leur apportaient les aviations italienne et allemande, les troupes rebelles prirent à peu de frais nombre de villages et de villes situées sur le chemin de Séville à Badajoz. Les miliciens de gauche et tous ceux suspectés de sympathiser avec le Front populaire furent voués à une extermination systématique. À Almendralejo, un millier de prisonniers, dont une centaine de femmes, furent fusillés[480]. En une semaine à peine, la colonne rebelle progressa de 200 kilomètres ; la rapide avancée des troupes du Maroc faisait merveille en rase campagne face à des milices mal commandées, indisciplinées et sans expérience[482].

Sur le front nord en revanche, après une semaine de combats, l’avance de Mola vers Madrid s’était enlisée. Ses troupes et milices de volontaires, dépassées en nombre par l’adversaire, manquaient de munitions. Mola en vint même à envisager une retraite sur une position défensive le long du fleuve Duero. Franco insista qu’il ne se retire pas, ni ne cède la moindre parcelle de territoire, l’un de ses principes de base tout au long du conflit. Mola réussit à garder sa position, mais ne put pousser plus avant[470].

La Plaza de Toros, où se déroula le massacre de Badajoz.

Le , les trois colonnes de Yagüe s’emparèrent de Mérida, puis, le , entraient à Badajoz pour dégager la frontière avec le Portugal ami[459]. Dans la ville, le combat ne dura que 36 heures, au terme desquelles la plupart des combattants de la ville, au nombre de près de 2000, furent fusillés sur la Plaza de Toros par les troupes maures. Ce carnage, qui sera appelé le massacre de Badajoz, jeta le discrédit davantage sur Franco, responsable de l’ensemble des opérations, que sur Yagüe, son exécutant[481],[459],[476]. Il s’agissait, en accord avec la stratégie de Franco, de détruire physiquement l’ennemi républicain, de sang-froid[483]. Ce type d’exactions allait se répéter tout au long du conflit, et l’état de guerre sera proclamé dans chaque ville conquise. Du reste, la réprobation internationale laissait Franco de marbre[481]. Paul Preston note que la terreur que répandait l’avancée des Maures et des légionnaires fut une des meilleures armes des nationalistes lors de leur marche sur Madrid. Étant donné la discipline de fer avec laquelle Franco dirigeait les opérations militaires, il est peu probable, estime Preston, que l’usage de la terreur eût été en l’espèce un simple à-côté spontané de la guerre, passé inaperçu de Franco[480]. Selon Andrée Bachoud :

« La marche victorieuse de ses hommes sème la terreur. Les méthodes du chef militaire n’ont pas changé depuis la guerre du Maroc ou la répression des Asturies. Volonté délibérée d’un chef de marquer les esprits, et la volonté déjà exprimée lors des premières campagnes marocaines que la négociation ou le pardon donnent à l’ennemi une chance de refaire ses forces et de reprendre l’avantage. Ce type de raisonnement n’appartient pas aux seules troupes de Franco : la violence s’exerce partout avec la même frénésie, jamais réprimée ni condamnée dans ces bataillons dirigés par des officiers qui n’ont d’autre expérience que la guerre en Afrique. Les guerres coloniales leur ont enseigné la primauté de la loi du plus fort sur le respect des hommes. Ils ne changeront pas de méthodes sur le territoire national. […] Il est certain que le commandement unique n’existe pas encore et qu’il est difficile d’imposer un comportement à des hommes placés sous commandements multiples ; il est non moins certain qu’aucun responsable militaire ne se préoccupe de donner des consignes de modération ; les massacres font partie d’un ordre des choses accepté et jamais regretté[484]. »

Les difficultés qu’avait éprouvées Yagüe pour s’emparer de Badajoz incitèrent l’Italie et l’Allemagne à amplifier leur aide à Franco. Mussolini dépêcha une armée de volontaires, le Corpo Truppe Volontarie (CTV), composée de quelque 2 000 Italiens et intégralement motorisée, et Hitler un escadron de professionnels de la Luftwaffe (la 2JG/88), avec environ 24 avions.

Par la discipline des troupes, face à l’absence d’unité de commandement dans le camp républicain, les rebelles des deux zones, nord et sud, réussirent à opérer leur jonction début septembre. La situation initiale avait donc été renversée ; au mois d’octobre, l’ouest de l’Espagne, à l’exception des zones côtières du Nord, formait un territoire d’un seul tenant sous domination nationaliste. De plus en plus, Franco se comportait comme le chef en titre de l’insurrection. Il rétablit l’usage du drapeau bicolore sang et or sans requérir le consentement de ses pairs. Il détourna à son bénéfice la sympathie de l’immense cohorte monarchiste et traditionaliste, tout en marquant ses distances vis-à-vis des gesticulations fascistes[485],[486]. Le seul à jouir d’une reconnaissance internationale, il était le destinataire de l’aide étrangère et le chef des forces de combat décisives. Si Mola acceptait en général ses initiatives, ses relations avec Queipo de Llano dans le sud restaient plus tendues[476].

Franco à Burgos en . Le général Mola marche derrière lui, à sa gauche.

Le , Franco transféra son quartier-général vers le palais des Golfines de Arriba à Cáceres[487],[488], où il créa un embryon de gouvernement, ce que n’avaient fait ni Mola ni Queipo de Llano[489]. En faisaient partie : son frère Nicolás, secrétaire politique brouillon, chargé des questions politiques ; José Sangroniz, assistant pour les affaires extérieures ; Martínez Fuset, conseiller juridique, chargé de la justice militaire ; et Millán-Astray, chef de la propagande. Il avait à ses côtés l’inévitable Pacón, quelques vieux compagnons d’Afrique, Kindelán, chargé de l’aéronautique, et Luis Bolín, responsable de la propagande. Juan March, qui faisait figure de trait-d’union entre Franco et le monde des entreprises, jouait également un rôle de premier plan. Viendront bientôt le rejoindre Serrano Suñer et son frère Ramón, qui ne tardera pas à renier ses convictions antérieures. Franco avait ainsi reconstitué autour de lui son univers familier[490],[489],[491].

Le , les troupes de Franco s’emparèrent de Talavera de la Reina. La férocité des troupes maures à Badajoz étant arrivée à la connaissance du public, une partie de la population s’enfuit de la ville, de même qu’une partie des miliciens républicains avant même de présenter bataille. Le , les colonnes arrivèrent à Maqueda, à quelque 80 km de Madrid.

À ce moment, Franco était déjà passé au-dessus des autres chefs nationalistes, y compris Mola, tandis que Cabanellas, le président de la Junta, n’était guère plus qu’un symbole dans la structure politique et militaire. En même temps, les commandants nationalistes des différentes zones avaient gardé une considérable autonomie[492]. Franco avait renforcé ses rapports avec Rome et Berlin, réceptionnant tous les approvisionnements italiens et une bonne part de ceux allemands, pour ensuite les redistribuer aux unités du Nord. Les trois gouvernements amis qui soutenaient les militaires — Italie, Allemagne, Portugal — le considéraient comme le chef principal. Le , il s’envola pour la première fois à Burgos, siège de la Junta, pour planifier et coordonner la campagne militaire avec le général du Nord, Mola, qui se montra ouvert et coopératif[488].

Entre-temps, dans le Protectorat, les lieutenants de Franco avaient conclu une entente avec les chefs indigènes, ce qui permit au camp nationaliste de faire du Maroc un copieux réservoir de volontaires musulmans, dont l’effectif devait atteindre les 60 ou 70 mille hommes[493].

Levée du siège de l'alcazar de Tolède[modifier | modifier le code