Le Chagrin et la Pitié — Wikipédia

Le Chagrin et la Pitié

Réalisation Marcel Ophüls
Scénario André Harris
Alain de Sédouy
Marcel Ophüls
Sociétés de production Norddeutscher Rundfunk
Radio télévision suisse
Télévision Rencontre (Lausanne)
Pays de production Drapeau de la France France
Allemagne de l'Ouest Allemagne de l'Ouest
Drapeau de la Suisse Suisse
Genre Documentaire
Durée 251 minutes
Sortie 1971

Pour plus de détails, voir Fiche technique et Distribution.

Le Chagrin et la Pitié est un documentaire franco-germano-suisse réalisé par Marcel Ophüls tourné essentiellement au printemps 1969, diffusé à la télévision allemande en 1969 puis sorti au cinéma en 1971. Il présente la ville de Clermont-Ferrand pendant la Seconde Guerre mondiale. Refusé par l'ORTF, le film est finalement diffusé en salles.

Synopsis[modifier | modifier le code]

En partant de l'étude du cas de Clermont-Ferrand, le film dresse la chronique de la vie d'une ville française entre 1940 et 1944. Le film élargit son propos factuel à toute l'Auvergne mais comporte aussi des témoignages de personnalités ayant joué un rôle important pendant la guerre (militaires, hommes d'État, témoins-clés) ou ayant participé activement à celle-ci, pas forcément à Clermont-Ferrand ni même en Auvergne.

D'une durée d'environ quatre heures, le film, tourné en noir et blanc, est constitué d'entretiens et d'images d'actualité de l'époque, présentées sans commentaire, réalisées sous le contrôle de la propagande du régime de Vichy, sauf pour l'avant-dernière d'entre elles : interview cinématographique de Maurice Chevalier, s'exprimant en anglais, à destination du public américain, évoquant les accusations portées contre lui de collaboration avec les Allemands, suivie d'images de la Libération rythmée ironiquement par une chanson joyeuse du chanteur[1].

On y voit une scène du film Le Juif Süss et un extrait du générique, avec l'équipe du doublage français.

Fiche technique[modifier | modifier le code]

Distribution[modifier | modifier le code]

La plupart des intervenants sont interviewés pendant le référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation en et l'élection présidentielle qui s'ensuivit immédiatement. Parmi les anciens soldats allemands en garnison à Clermont-Ferrand qui sont interviewés dans le film, un seul (Helmuth Tausend) était officier (Oberleutnant), et aucun ne semble avoir été nazi, même si leur perception de la résistance (le « maquis », les « terroristes ») est très négative.

  • Georges Bidault, ancien ministre, ancien membre du Conseil national de la Résistance, qui venait d'être amnistié au moment du tournage du film après sa participation à l'Organisation de l'armée secrète.
  • Matthäus Bleibinger, ancien soldat allemand en poste à Clermont-Ferrand, blessé au moment de la libération de la ville.
  • Charles Braun, restaurateur à Clermont-Ferrand.
  • le colonel Maurice Buckmaster, ancien chef de la section F du Special Operations Executive pendant la guerre.
  • Émile Coulaudon, « colonel Gaspard » dans la Résistance, militant et dirigeant socialiste auvergnat après la guerre.
  • Henri Danton, professeur d'histoire-géographie au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand.
  • Emmanuel d'Astier de La Vigerie, journaliste, chroniqueur et homme politique français proche du Parti communiste français, membre du mouvement de résistance Libération-Sud et fondateur en 1941 du périodique clandestin Libération puis, à partir de 1958, figure de proue du « gaullisme de gauche », décédé peu de temps avant la sortie du film.
  • René de Chambrun, gendre de Pierre Laval.
  • Christian de La Mazière, ancien membre de la division Charlemagne, parle de son engagement militaire nazi.
  • Jacques Duclos, dirigeant communiste, candidat à l'élection présidentielle de 1969 au moment du tournage du film (ses affiches de campagne sont visibles au cours de l'interview).
  • le colonel Raymond Sarton du Jonchay (1900-1991), ancien chef des opérations militaires de De Gaulle en France, tenait la chronique militaire dans le journal l'Action française sous le pseudonyme « Cassagne », auteur, en 1968, de La Résistance et les communistes.
  • Anthony Eden, ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre du Royaume-Uni.
  • le sergent Evans, ancien sergent de la Royal Air Force.
  • Marcel Fouche-Degliame, chef du groupe d'action Combat.
  • Raphaël Géminiani, ancien champion cycliste et directeur sportif.
  • Alexis Grave, agriculteur, résistant, déporté, militant socialiste, frère de Louis Grave.
  • Louis Grave, agriculteur, résistant, déporté, militant socialiste, frère du précédent.
  • André Harris, interviewer (plein-champ).
  • Marius Klein, négociant en mercerie.
  • Georges Lamirand, ancien secrétaire d'État à la Jeunesse du gouvernement de Vichy, maire en 1969 de La Bourboule (Puy-de-Dôme).
  • Pierre Le Calvez, exploitant de cinéma à Clermont-Ferrand.
  • Monsieur Leiris, ancien maire de Combronde et résistant en Auvergne.
  • Claude Lévy, écrivain, résistant, déporté, frère de Raymond Lévy, lui aussi écrivain résistant et déporté, auteur de Schwartzenmurtz ou l'Esprit de parti, où il raconte sa participation à la Résistance et son engagement au Parti communiste français.
  • Pierre Mendès France, homme politique français, figure de la gauche française jusqu'à sa mort en 1982, ancien député, ancien ministre, ancien président du Conseil, grand résistant, officier dans l'aviation des Forces françaises libres, condamné par le gouvernement de Vichy pour « désertion » — il avait tenté de rejoindre l'Afrique du Nord en 1940 par le Massilia — évadé en 1941 de la prison de Clermont-Ferrand ; il raconte les conditions dans le film.
  • le commandant Menut, ancien résistant.
  • Elmar Michel, ancien général-conseiller économique auprès du commandement militaire allemand en France et PDG des chaussures Salamander.
  • Monsieur Mioche, propriétaire d’hôtel à Royat.
  • Marcel Ophüls, l'interviewer (presque tout le temps hors champ).
  • Denis Rake, opérateur radio du Special Operations Executive.
  • Maître Henri Rochat, avocat, ancien résistant.
  • Paul-Otto Schmidt, interprète personnel d'Adolf Hitler.
  • Madame Solange (Solange Azan), coiffeuse, condamnée pour avoir dénoncé un résistant[3]. Elle fut défendue par Isorni, acquittée en 1947, mais le jugement a été relancé[4].
  • Edward Spears, ancien diplomate britannique.
  • Helmuth Tausend, ancien officier allemand en poste à Clermont-Ferrand, interviewé en Allemagne au moment du mariage de sa fille.
  • Roger Tounzé, rédacteur au journal La Montagne à Clermont-Ferrand.
  • Marcel Verdier, pharmacien en gros à Clermont-Ferrand.
  • Walter Warlimont, ancien général allemand, blessé lors de l'attentat contre Hitler le , condamné pour crimes de guerre par les autorités américaines à Nuremberg.

Distinctions[modifier | modifier le code]

Analyse[modifier | modifier le code]

Le film constitue historiquement la première plongée cinématographique effectuée dans la mémoire collective française sur la période de l'occupation allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale. Face à un discours dominant qui ne faisait état, jusque-là, que des faits de résistance, Ophüls a permis de mettre l'accent sur des comportements quotidiens beaucoup plus ambigus à l'égard de l'occupant, voire de franche collaboration. En brisant l'image faussement unanime d'une France entièrement résistante, le film joue un rôle important dans l'inauguration d'une phase de la mémoire de l'Occupation que l'historien Henry Rousso appelle le « miroir brisé », à partir des années 1970[5].

Ce courant de pensée est ensuite fortement nourri par le livre de Robert Paxton, La France de Vichy, publié aux États-Unis en 1972 et traduit en français en 1973.

Dans le documentaire L'Importance des anecdotes, Marcel Ophüls explique le choix de Clermont-Ferrand comme épicentre de son film. La ville lui est conseillée par plusieurs grands résistants (sans qu'il les nomme), parce que la capitale du régime de Vichy et la ligne de démarcation ne sont pas loin. En outre, Clermont-Ferrand, qui se trouve en zone libre jusqu'en , fait partie d'un important réseau de Résistance, proche de la capitale de la Résistance, à Lyon. Libération-Sud y est fondé en , et le journal Libération, en 1941[6].

Le titre Le Chagrin et la Pitié est le fruit d'une double référence. La pensée d'Aristote, dans son ouvrage Rhétorique (chapitre VIII, De la pitié)[7], et l'un des intervenants du film, le pharmacien en gros, Marcel Verdier, à Clermont-Ferrand, qui prononce les mots le chagrin et la pitié[6].

Malgré la place réduite accordée à la déportation des Juifs, ce film marque également le début de la réévaluation du rôle du gouvernement de Vichy dans celle-ci. Le fait que l'action se concentre sur Clermont-Ferrand explique en grande partie cette place limitée, car cette ville étant située en zone libre, les Juifs y furent certes persécutés dès 1940 par les ordonnances vichystes mais purent, pour beaucoup d'entre eux, se protéger dans les campagnes auvergnates.

Réception critique[modifier | modifier le code]

Par les politiques[modifier | modifier le code]

Pour les partisans de la Résistance, Le Chagrin et la Pitié a le tort de donner une vision très négative d'une partie de la population française plus tournée vers Philippe Pétain que vers Charles de Gaulle, une population qui croit en la théorie du glaive et du bouclier qui resta majoritaire, au moins jusqu'en 1942. Les partis issus de la Résistance, tant la droite française que le Parti communiste français, sont avant tout soucieux de mettre l'accent sur une France résistante (incarnée soit par le général de Gaulle, soit par le Parti communiste français) et, de ce fait, cherchent à minimiser le phénomène de la collaboration pour préserver la cohésion nationale. Pourtant, le candidat du Parti communiste français à l'élection présidentielle de 1969, Jacques Duclos, y déclare solennellement :

« J'affirme que sans les collaborateurs, les Allemands n'auraient pu faire la moitié du mal qu'ils ont fait. »

Par la critique de cinéma[modifier | modifier le code]

Jean-Louis Bory écrit, à la sortie du film, dans un article intitulé « Les arrière-boutiques de la France », paru dans Le Nouvel Observateur du lundi  :

« Toutes les idées, toutes les idéologies, toutes les positions par rapport aux problèmes de l'heure (fascisme, communisme, pétainisme, gaullisme, antisémitisme, anglophobie, etc.) ont ici des visages, des voix, des regards, des dérobades ou des bouffées de franchise dont le poids d'humanité saisit. »

Diffusion[modifier | modifier le code]

1971 : refus de diffusion de la télévision française[modifier | modifier le code]

Financé par la télévision allemande[8] et suisse[9], Le Chagrin et la Pitié devait initialement être diffusé à la télévision française en accompagnement d'un documentaire en trois parties sur l'histoire contemporaine française[10] mais l'Office de radiodiffusion télévision française (ORTF, établissement public d'État) présidé par Jean-Jacques de Bresson refusa sa diffusion, de même que son successeur Arthur Conte, qui estimait que « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin »[8]. Il précise également qu'il pose un problème d'ordre technique (il dure 4 heures) et un problème d'ordre moral en raison de protestations de familles (familles de résistants, famille de Pierre Laval…)[8].

Par ailleurs, Simone Veil, qui siégeait alors au conseil d'administration de l'ORTF, a critiqué la pertinence du documentaire qui, selon elle, ne reflète pas les réalités de cette époque[11]. S'exprimant en 1992 sur France 3, elle a rappelé sa position en indiquant que Le Chagrin et la Pitié « a été très injuste pour les résistants et les Français qui ont sauvé beaucoup d'enfants juifs - beaucoup plus que dans d'autres pays - des voisins qui ont pris un enfant qu'ils ne connaissaient pas, mais aussi les églises[12]. » Elle estime choquant que la ville résistante de Clermont-Ferrand soit présentée comme une ville de collaborateurs[13].

Enfin, Simone Veil précise que l'absence de diffusion aurait également été motivée par le prix exorbitant qu'en aurait demandé Marcel Ophüls, persuadé que l'ORTF avait l'obligation morale de diffuser son film et ayant confiance dans la tension médiatique[11].

À l'époque, le public en France ne disposait que de deux chaînes de télévision, toutes deux étatiques, dont l'information était étroitement contrôlée par le gouvernement (en 1969-1971, le président de la République était Georges Pompidou et le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas). On crut que le pouvoir avait fait pression en menaçant de représailles.

En 2012, Ophüls indiquera avec détachement : « Le directeur général de l'ORTF était allé voir le Général à Colombey, pour lui demander ce qu'il devait faire de ce film qui évoquait des “vérités désagréables”. » De Gaulle lui aurait répondu : « La France n'a pas besoin de vérités ; la France a besoin d'espoir. » À quoi Ophüls ajoute : « D'une certaine manière, je trouve cette réponse magnifique et d'une très grande classe. Mais on ne faisait pas le même métier, le Général et moi[14]. »

1971 : diffusion hors de France[modifier | modifier le code]

Le film est diffusé en Allemagne, Suisse, Pays-Bas et États-Unis[8].

1971 : sortie en salles[modifier | modifier le code]

La tension médiatique autour du refus de diffusion de l'ORTF contribue au succès du film par le bouche-à-oreille, qui resta en salle à Paris pendant 87 semaines et fut présenté dans des festivals internationaux pendant toute la décennie[15].

1981 : première diffusion à la télévision française[modifier | modifier le code]

Même si l'on ne peut pas parler de censure officielle, plus de 10 ans après son tournage[16], Le Chagrin et la Pitié est diffusé pour la première fois à la télévision, le sur FR3[17]. Durant la campagne présidentielle de 1981, le futur ministre de la Culture, Jack Lang promit de le passer sur une chaîne publique. Vingt millions de téléspectateurs l'ont regardé ce jour-là[18].

1994 : rediffusion télévisée[modifier | modifier le code]

Il sera rediffusé à la télévision en 1994 sur Arte, lors de la polémique sur l'amitié entre François Mitterrand et le chef de la police de Vichy, René Bousquet.

Références dans la culture populaire[modifier | modifier le code]

  • Dans le film de Woody Allen Annie Hall (1977), une séquence se déroule dans une salle de cinéma new-yorkais qui projette Le Chagrin et la Pitié (The Sorrow and the Pity), film culte du héros du film joué par Woody Allen lui-même.
  • Le vice-amiral François Flohic, aide de camp du général de Gaulle, a écrit ses mémoires en 1985 en les intitulant Ni chagrin ni pitié, en faisant référence au documentaire.

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. « Marcel Ophuls, sa vie, son œuvre, son siècle », France Inter, 2012.
  2. Élie Barnavi raconte Jean Frydman, Le Point.fr du 22 mai 2008.
  3. « Ophuls, un homme en résistance | Courtisane », sur www.courtisane.be (consulté le ).
  4. « Le chagrin sans pitié de la coiffeuse de Châteaugay », Le Monde.fr,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  5. Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198…, Paris, Le Seuil, 1987.
  6. a et b « L'importance des anecdotes », entretien avec Marcel Ophüls par Michel Ciment, 2011.
  7. ARISTOTE, Rhétorique
  8. a b c et d « Lumni/ Enseignement - Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophüls », sur Lumni/ Enseignement (consulté le ).
  9. « The Sorrow and the Pity (1969) » [vidéo], sur IMDb (consulté le ).
  10. Voir sur wsws.org.
  11. a et b Une vie, Simone Veil, 2007.
  12. Vichy, la mémoire ou l'oubli sur ina.fr.
  13. Aurélien Veil, « Échos d'une vie : Simone Veil », ETUDES,‎ , p. 36.
  14. Ophuls, l'évadé du doc, Télérama, no 3260 p. 64, à l'occasion de la rediffusion du Chagrin et la Pitié.
  15. « Collaboration et Résistance dans la France de Vichy » : Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls, 2001.
  16. Comme hors-la-loi, ces films ont fait scandale, Le Point, no 1984 du 23 septembre 2010.
  17. Le Chagrin et la pitié» : histoire d'un grand film, Télécâble Sat Hebdo, 9 juillet 2012
  18. « Le Chagrin et la Pitié, la France des années noires », Le Figaro, 18 novembre 2011.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]

Liens externes[modifier | modifier le code]